Bill Douglas – « Comrades » (1987), DVD

Contrairement à ses contemporains les plus célébrés, Mike Leigh ou Ken Loach, le cinéaste écossais Bill Douglas (1934-1991) n’aura connu qu’une notoriété très discrète. Son œuvre, peu diffusée de son vivant, sera redécouverte quelques décades plus tard lors de rééditions ponctuelles. Nul doute qu’aujourd’hui la restauration numérique de sa courte filmographie, et son édition DVD par le distributeur UFO, contribueront à ce long et patient travail mené, pour faire reconnaître l’œuvre et la réinscrire dans le cours d’une histoire cinématographique, nationale et internationale, dans laquelle elle méritait de prendre place. Avec « Comrades », Douglas entreprenait son film le plus ambitieux mais aussi le plus exténuant (des personnages par poignées, une moitié de tournage en Australie, un récit fleuve de 3h20). Passé inaperçu malgré son accomplissement, le film sera le dernier d’une carrière trop brève.

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Reconstitution historique d’une grande sobriété, « Comrades » narre l’histoire des martyrs de Tolpuddle, une communauté de travailleurs agricoles fédérée autour de George Loveless, leur prêcheur méthodiste, dans le Dorset des années 1830. C’est l’évocation de la première organisation de travailleurs (la « Société Amicale des Laboureurs ») constituée pour s’opposer à la baisse inique des salaires, et des persécutions perpétuées par les propriétaires avec la complicité de l’église anglicane. Séparés de leurs familles et déportés en Australie, les fondateurs de mouvement finiront par être réhabilités grâce à la mobilisation de comités progressistes qui défendront leur cause dans les principales villes anglaises… Une histoire d’héroïsme donc, mais vue à hauteur d’homme, dans la perspective humble et sincère de ces travailleurs, qui ont une foi naïve dans la bonté humaine et l’équité sociale.

Nous vous avions longuement parlé du film lors de sa sortie en salles en juillet, l’an dernier. Sortie est un mot approprié car « Comrades » était resté inédit en France, tandis qu’en Angleterre, sa projection fût rare, souvent empêchée par la durée hors-norme d’un sujet à priori peu attractif. Pourtant, le film ne se réduit pas au thème social qu’il traite, et Douglas n’adopte pas plus la posture du pédagogue ou du militant. Toute la grâce de ce film très singulier réside dans son humanisme et sa philosophie empirique, davantage une affaire de sensibilité humaine que de démonstration didactique ou compassionnelle. Douglas n’est donc pas limitativement « politique », et c’est aussi un réalisateur cinéphile qui inscrit son amour de la narration et de la représentation au cœur de son film, en en faisant presque un méta film ; une histoire des arts dans l’histoire sociale, et une mémoire mise en abyme des représentations et mythes en train de se constituer.

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La grande originalité du film sera de se faire croiser, de façon très ludique, l’histoire des premières luttes sociales, et celle émergeante des machines du pré cinéma : diorama, thaumatrope, stéréoscope, etc. En ce sens, malgré le classicisme apparent du sujet, de la reconstitution, et de la facture, « Comrades » reste aussi profondément personnel que les trois premiers films autobiographiques de son auteur. Ici, le réalisateur se livre à couvert dans l’humanisation des personnages, et dans la célébration des appareils optiques qu’il aura collectionnés tout au long de sa vie au point de constituer un impressionnant patrimoine. Après son décès, sa collection sera cédée à l’Université d’Exeter pour constituer un musée gratuit, autant destiné aux étudiants en cinéma qu’au grand public (« The Bill Douglas Cinema Museum »). La suspicion de misérabilisme, attachée à tort aux films depuis la trilogie, doit être désamorcée : sans tomber dans le sentimentalisme, il y a dans son œuvre beaucoup de tendresse, et, un humour subtil, parfois plus franc. La cinéphilie, sans être appuyée, revient elle-aussi comme une mémoire appropriée. A la vue du défilé des laboureurs qui tendent la main, maugréant, pour empocher un salaire honteusement réduit, il est difficile de ne pas penser aux scènes similaires du film de John Ford, « Qu’elle était verte ma vallée ». « Comrades » dialogue passagèrement – aussi – avec cette mémoire-là ; il en livre un écho transparent, peut-être involontaire.

Un second DVD étant consacré aux bonus tous appréciables, nous en dirons ici quelques mots. Les témoignages, de l’ami proche Peter Jewel, des acteurs du film, des producteurs, s’ils reviennent sur les conditions tendues du tournage, évoquent nécessairement l’homme et son tempérament. Le cinéaste, on le sait, était connu pour être un peu farouche, opiniâtre, et en même temps d’une grande douceur. En somme, une individualité singulière et parfois difficile, celle d’un autodidacte à fleur de peau qui refusait tout compromis ; un artiste également doté d’une vision très précise de son cinéma, mais qui exprimait très intuitivement ses exigences, au risque d’incompréhensions avec les techniciens et producteurs. Cette donnée psychologique peut sembler anecdotique, mais en réalité, cette constante mixité d’humeurs et sentiments, fait la caractéristique très personnelle des films de Douglas. Ils ont souvent ce ton assez précaire, qui boue d’une émotion contenue, et dont on ne peut jamais totalement anticiper l’issue – égalité maintenue malgré tout (le plus souvent) ou manifestations plus éruptives. C’était déjà la machine émotionnelle à laquelle carburait l’interprète de la trilogie autobiographique, et ce sera aussi celle des paysans martyrs dont les vies se muent brusquement en tragicomédies, avec un peu plus de ruptures de tons. Une eau étale, donc, mais traversée de courants complexes.

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L’hommage des bonus, loin de se limiter à une collection d’anecdotes sans intérêts, donne des indications sur les conceptions de Douglas : l’écriture du scénario (visuelle et dépouillée, misant avant tout sur les attitudes, les actions, les atmosphères), la direction d’acteurs (la recherche d’une justesse dans l’expression, sans trop de mots et sans précipitation)… Si le premier documentaire, centré principalement sur les interprètes et la relation avec les producteurs, est un peu hagiographique, les entretiens avec l’acteur Alex Norton et Peter Jewel approfondissent la place du Précinéma au sein du film. Est évoquée également la mise en abyme très malicieuse du réalisateur dans le film, via le personnage fictif et protéiforme du narrateur, incarné par Norton. C’est la dimension la plus fascinante de Comrades ; le film était d’abord centré sur l’histoire des martyrs mais il se sera développé jusqu’à englober la passion dévorante de Douglas pour le Précinéma, au point d’en dédoubler la trame narrative, et d’entrelacer ces deux « intrigues ». Alex Norton ira jusqu’à interpréter 14 rôles différents pour le film, tout en veillant à ce que l’on y reconnaisse toujours le personnage du lanterniste/narrateur, alter-égo du cinéaste, qui inaugure le récit.

« Comrades » demeure une œuvre attachante, qui combine l’évocation historique très humanisée, avec le plaisir du jeu et des masques ; un incontournable du cinéma anglais qui gagne vraiment à être connu.

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« Comrades » (1987) de Bill Douglas – édition 2 DVD

Le site de l’éditeur :: UFO films

la fiche du réalisateur sur la base de données de la BFI (lien en anglais)

le site du Bill Douglas Cinema Museum à Exeter

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A propos de William LURSON

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