Abel Ferrara – "The King of New York" (Blu-ray)

Frank White, fantôme urbain.


« Vous savez… je suis parti depuis si longtemps…
… que je n’ai plus aucune sensibilité, plus aucun remord…
… c’est vraiment terrible… »
Frank White
 
Carlotta réédite le film le plus mélancolique d’Abel Ferrara,  à la fois itinéraire d’un roi déchu  et peinture d’un monde vicié par la pulsion. Une histoire d’amour impossible en forme de tragédie grecque, un chant funèbre et urbain ou Ferrara questionne de nouveau les notions de bien et de mal, entre morale et fascination.
A la faveur d’un montage alterné qui oppose le mutisme monacal d’un Christophe Walken au teint diaphane à un déchainement de violence rouge sang, ce qui fait l’essentiel de l’identité de King of New-York s’offre à nous :  le film sera le lieu de rencontre de deux mouvements paradoxaux, nourrissant chacun des formes esthétiques, des personnages emblématiques, des points de vue moraux et dont la cohabitation sera l’enjeu principal, le terreau fertile d’une histoire d’amour et de haine à l’issue forcément tragique.

Un « fatum » puissant comme une tragédie grecque – une habitude chez Abel Ferrara – distillé par une mise en scène maitrisée qui s’appuie sur l’ambiguïté de chacun de ses messages : car il n’y a rien de manichéen chez Ferrara, le film préférant définir sa rencontre entre deux mondes qui se retrouvent sous le sceau de la dépendance au lieu du trop simpliste conflit. Malgré deux espaces qui s’opposent – la saleté des bas-fonds / la proprété luxueuse d’un intérieur de Limousine -, seule la lumière que chacun apporte à l’autre semble offrir une droit d’existence à l’image, un légitimité cinématographique : les visages sortent de l’ombre, les individus deviennent personnages. Mis « à l’ombre » tant d’années, Frank White a résolumment besoin de cette lumière urbaine mais refusera de s’arrêter : avortement d’une première rencontre.

Interdépendance

Une prière

Et si King of New-York est une tragédie, celle ci ne s’épanouit pas dans l’affrontement perpétuel mais bien dans cette rencontre irrésolue : le film nous contera dès lors non pas une histoire d’amour contrariée mais une histoire d’amour impossible.
King of New-York sera dès lors la peinture d’un homme voué à rester spectateur d’un monde qui aurait besoin de lui, échouant à en devenir acteur et condamné à l’errance. En se prophétisant un destin – à l’image d’un geste inaugural en prison qui pourrait être une prière -, Frank White ne révèle au spectateur que son caractère apatride. A partir d’une première séquence dont on ne saurait dire si les grillages s’ouvrent ou l’enferment vers un ailleurs, Frank White sera condamné à vivre dans des hôtels au luxe fallacieux, des bas-fonds indéterminés, des lieux publiques ou il ne sera que « de passage ». Une errance de fantôme, d’un homme « déjà-mort » qui cherche à redevenir quelqu’un, à – littéralement – se « réincarner ».
Il faudra ressentir de nouveau l’eau couler sur sa peau, retrouver la douceur d’un sein niché dans le creux de la main ou l’odeur d’une paire de gants : retrouvez un peu de matérialité, de « vivant ». Mais au risque de réveiller la pulsion destructrice, de révéler l’attrait du vice : c’est un nouveau rapport au monde qui s’instaure portant en lui les germes de son autodestruction.

Retrouvez un semblant de matérialité…

Dans un équilibre précaire, pour mieux résister à une incarnation qu’il désire tant mais qui le mènerait à sa fin, Frank White s’entoure des oripeaux fallacieux du luxe, évoluant dans un univers de papié glacé, froid et inconsistant. Abel Ferrara excelle dans la descrition d’un monde de la vacuité, peignant comme une couverture de magazine les usuels objets d’un luxe qui se noie dans son inutilité et son autosatisfaction. Un art en surface comme une peinture vaine et qui n’en révèle que l’aspect désincarné : une dimension du futile déjà à l’orée de sa décadence, à l’image d’une première séquence qui rapelle les « bordels » ou ne se trainent que des corps désarticulés et des âmes en peine. Trop peu pour s’accrocher au monde… Trop peu pour Frank White.

Décadence et papier glacé…

Dans un monde sans saveur, pour un roi sans royaume, la tentation est grande de se « laisser vivre » au risque du pire: il se voulait un « homme de moralité », notre roi sera fatalement rattrapé par un monde vicié par la pulsion.
Posséder, jouir, exhulter, dominer : autant de tentations qui nourissent les ambitions des personnages qui entourent Frank White et qui mettront à mal sa destinée espérée. Abel Ferrara excelle dans la peinture d’un personnage devenant bicéphale, vicié à son tour par la pulsion et capable, dans un simple raccord, de basculer du dialogue à l’explosion soudaine d’une violence sèche. Se murer dans l’ataraxie ou sombrer dans le vice : un déchirure perpétuelle qui place le film dans une religiosité typique de Ferrara.

Frank white, créature bicéphale le temps d’un raccord…

Cet appel à la violence, à exhulter, est ce qui caractérise le mieux quelques personnages clés de King of New-York. Autour de Frank White, des couples se forment, une danse de mort se met en place à l’issue forcément tragique. Questionnant une nouvelle fois les notions de « bien » et de « mal », Abel Ferrara n’hésite pas à brouiller les caractères des personnages, chacun outrepassant son modèle imposé : c’est un truand qui offre une pièce à unenfant, un flic qui devient truand pour une expédition punitive, un homme qui vend de la drogue pour redresser les finances d’un hôpital dédié aux classes populaires. En brouillant les frontières, en questionnant la loi des hommes, Abel Ferrara creuse le sillon de ce qui nourrit son cinéma : la morale. Une morale qui semble mise à mal dans un monde devenu absurde, manquant de clarté, livré à des hommes sauvages régi par la pulsion. Une litanie du vice généralisé mais de toute beauté car laissant poindre les restes d’une humanité en souffrance qui réussit, parfois, à se ressaisir dans l’unité d’une famille reconstruite, dans la solidarité de la bande, dans la reconnaisssance d’une communauté. Mais c’est trop peu pour éviter la chute : le vice est un virus qui se transmet, autant dans des lieux interlopes que dans les soirées « select ».
Une pandémie qui dessine un destin des plus noir et dont le monde, désarmé, s’est fait son propre spectateur, à l’image d’une mafia asiatique qui se réjouit de la projection du Nosferatu de Murnau.

Reflets et Duos

D’une noirceur qui en fait un aboutissement du polar des années 80 – on peut penser au formidable Police fédérale L.A de Friedkin -, King of New York réfugie sa beauté dans le spectacle fascinant des décors urbains, dernières traces d’une humanité qui disparait, dernières lumières d’un chant qui s’annonce funèbre.
Et c’est dans un métro, qui sera un tombeau, que viendront s’affronter les derniers représentants d’une noblesse perdue, les ultimes légataires d’une humanité mise à mal, d’une morale abîmée. Mais qu’on ne s’y trompe pas : s’ils ont, un temps, survécu au basculement du monde, c’est qu’eux mêmes étaient déjà morts.
(Captures écran : Copyright Carlotta Films)

 

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A propos de Benjamin Cocquenet

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