Au XXIe siècle, l’emploi de la 3D  partage et prête à la controverse. On peut autant être ébloui par la modernité de son aspect immersif, son avant-gardisme lorsqu’il glisse vers l’abstraction, que regretter la banalité d’une utilisation gadget un peu lassante dans d’autres longs métrages. Si la technique revient en force depuis une décennie, elle ne date pourtant pas d’hier. Quand a-t-elle été réellement inventée et sous quelle(s) forme(s) ? En guise de commémoration du 100e anniversaire de la 3D, ce fabuleux voyage dans l’Histoire du cinéma en apporte de fascinantes réponses. On connaissait déjà Flicker Alley comme un défricheur, éditeur de perles rares, notamment de trésors du cinéma muet mondial.  Vous allez comprendre avec 3D-Rarities combien l’inventivité des années 20 à 50 surpassait celle du XXIe siècle.

Cela fait déjà quelques années que 3-D Film Archives, sous la houlette de son passionné créateur Bob Furmanek, se donne pour mission la sauvegarde et la restauration des films en 3D stéréoscopique. Les restaurations de Dial M for Murder (Alfred Hitchcock, 1954, sorti chez Warner), de l’Etrange créature du Lac Noir (Jack Arnold, 1954 chez Universal) et House of Wax (André de Toth, 1953 chez Warner), ou plus récemment de The Bubble (Arch Oboler, 1966 sorti chez Kino Lorber) et de Kiss Me Kate (Georges Sidney, 1953 sorti chez Warner), ce sont eux. Ce programme de 2h30 est donc supervisé par Bob Furmanek lui-même, officiant un incroyable boulot d’archéologue, de découvreur, et de passeur. La sensation à la vision de ces deux douzaines de petits films s’étalant de 1922 à 1955, en 3D anaglyphique d’abord puis polarisé ensuite, est à la fois celle d’un enfant découvrant le rêve de la lanterne magique et celui de tout un pan d’évolution du cinéma qui s’éclaire. Rarement, le mot « programme » n’aura été aussi fidèle à ce qu’il contient. Deux grosses parties et un entracte pour une soirée à la fois ludique (les américains ont eu la chance d’avoir plusieurs projections en salles, dont le Museum of  modern Art de New York) et instructive avec une première partie consacrée à la 3D utilisée comme outil promotionnel, pour des films pédagogiques ou publicitaires, dans des expositions, puis une deuxième consacrée à l’entrée de la 3D à Hollywood.

Officiellement le premier film 3D – perdu – fut projeté en 1915 à l’Astor Theatre de New York. Le premier procédé inventé fut donc l’anaglyphe, composé de deux clichés provenant de photos prises de deux angles de vue différents, puis superposés. Il nécessitait un projecteur simple et des lunettes rouge et cyan. C’est peu avant les années 40 que Polaroïd mettra au point la 3D polarisée qui utilise des projecteurs avec filtres polarisants qui convertissent l’image et nécessitent des lunettes polarisantes. Évidemment, nous, spectateurs du XXIe siècle, bénéficions pour ce blu-ray du confort de la conversion en 3D dynamique.

3D Rarities, confirme à quel point la 3D demeure une forme artistique à part entière qui aurait au moins autant sa place sous forme d’installation d’Art contemporain et qui n’est jamais aussi convaincante que lorsqu’elle s’affranchit de la narration ou qu’elle la recrée à travers le prisme du ludisme ou de l’abstraction. Il est à mon sens une erreur de considérer la 3D comme une approche plus réelle du réel. Elle est au contraire bien plus forte lorsqu’elle le déforme, l’utilise comme une matière plus malléable et qu’elle en accentue les contours et les profondeurs de façon disproportionnée, inventant une nouvelle dimension de l’imaginaire : un précipice devra être plus vertigineux, un bras tendu démesurément long. D’où ce plaisir à être menacé par un pistolet dont le canon nous effleure le visage, un fleuret qui nous chatouille le nez. Au-delà des effets amusants, la 3D ne sera jamais aussi émouvante et hypnotique que quand elle se livrera à l’abstraction des formes dans l’espace, ce que fera génialement Norman Mc Laren, comme nous le verrons plus loin.

En plus de leur proposer en guise de préambule d’endosser leur jolie paire de lunettes bicolores, avec une voix protocolaire et fière de leur invention, les créateurs dévoilent au spectateur ses secrets. Kelly’s Plasticon Pictures (1922/1923) explique le fonctionnement de la 3D anaglyphique et nous propose de fermer un oeil, puis l’autre pour qu’apparaisse alternativement les deux images qui composent le relief. Nous obéissons avec délice, prêts à nous identifier au public de l’époque. Les premiers documents sont probablement les plus fascinants et les plus émouvants. Ils constituent d’abord de remarquables témoignages du passé. Quelle émotion de regarder Thru’ The Trees – Washington Pictures et ses monuments américains, ses jardins où respirent la vie quotidienne, les messieurs et dames en costumes qui s’agitent tandis que passent les cabriolets. La sensation de machine à remonter le temps, d’instant du passé vécu comme un moment en cours, n’est pas éloignée des celles des autochromes des pictorialistes. L’émergence de cette nouvelle technique nourrit aussi l’ère d’une jubilation presque enfantine de la découverte qui incite à en expérimenter toutes les possibilités, les déclinaisons, et stimuler les sens du spectateur.  Tous les premiers documents appellent en un moment fier et protocolaire à enfiler convenablement sa paire de lunettes. Les Tests de William T. Crespinel, Jacob Leventhal et John Lorning (1924-1935) sont un festival de formes jetées devant nous : balles de base-ball, lasso, défilé militaire, lance-pierre, canon et séquences nous intégrant à l’action, à l’intérieur d’un défilé militaire, sur une route suivant des voitures, jusqu’à l’inévitable grand huit. Les séquences s’enchaînent et l’on se surprend à s’écrier des ooohhh et des aaahh, comme un gamin face à un feu d’artifice. On se dit que tout avait déjà été quasiment inventé et même que, la 3D aujourd’hui a peut-être finalement plus perdu d’inventivité, de ce sens du burlesque et du poétique qu’elle n’en a gagné.

Commandé par la Pennsylvania Railroad, Thrills For You (1940) constitue l’une des premières incursions de la 3D polarisante qui sera surtout employée en couleur. Ici, la vie du wagon ou la vision de la fabrication du train dans l’usine (qui rappellerait presque les premiers plans sidérurgiques de Days of Heaven) est peut-être plus intéressante qu’une 3D somme toute assez monotone.

La construction de la Chrysler de New Dimensions (1940) s’amuse, quant à elle, à nous envoyer les ustensiles à la figure comme s’ils avaient leur vie propre et désiraient s’échapper.  Le pot d’échappement frondeur et les ressorts déments s’agitent en un joli ballet d’objets en stop motion, avant de s’imbriquer les uns dans les autres pour donner naissance à ce bijou de voiture.

 

Mais cette première partie de programme trouve incontestablement son apogée dans les courts métrages d’animation de Norman Mc Laren . Dans Now Is The Time (1951) à la manière de dessins d’enfants qui s’animent, en quelques traits, les formes dessinent des personnages stylisés qui se meuvent devant une infinité vertigineuse d’arrière-plans agencés en une multiplicité de couches : soleils, nuages, à plats de couleurs.  Around Is Around (1951) est une splendeur : chorégraphie dans l’espace de courbes, de cercles et de torsades qui exploitent génialement l’alchimie du trompe l’œil que pratiquait déjà Mc Laren dans ses dessins papier en 3D. Sur une musique symphonique, presque cosmique de Louis Applebaum, des ciels d’encre s’échappent et changent de couleur, rougeoyant ou plongeant dans la nuit bleutée. On se prend à attraper, à saisir les formes, saisis par une émotion poétique inexplicable. Regarder Around Is Around (1951), c’est comme pouvoir dessiner au feutre dans l’air. Les particules s’enfuient et les cercles courent devant nos yeux, telles des bulles de savons que nous tenterions d’attraper. Dans le beau Twirligig (1951), de Gretta Eckman, Mc Laren se chargera juste de la 3D. Réalisée par sa fidèle collaboratrice, Evelyn Lambart, O Canada (1952) se présente comme un voyage aérien au dessus de paysages canadiens redessinés, plongeant les petits monuments, bateaux et autres constructions dans une brume gris-bleue ; la cinéaste utilise le zoom-travelling inventé par Mc Laren, que réemploiera Kubrick pour son voyage spatio temporel de 2001, créant cette sensation de plan séquence sans fin.

Après les songes hypnotiques de Mc Laren, retour au réel, avec Bolex Stereo (1952) qui fait, quant à lui, la promotion de toutes les possibilités de la Bolex, nouvelle caméra  3D de l’époque, comme pour inciter les clients à faire leurs films de vacances en relief pour leur donner plus de piment. Au delà de l’aspect purement publicitaire du film et des commentaires soporifiques de commercial, il présente des vues du monde splendide, employant un relief parfaitement immersif, avec des plongées dans de vieilles rues, des contre plongées sur des Églises d’Amérique latine, et renvoie à un monde qui n’existe plus (y compris dans son aspect post-colonialiste). En outre, les vues sous marines sont particulièrement bluffantes.

La deuxième partie consacre l’arrivée de la 3D à Hollywood, à travers des films d’intérêts variés, comme I’ll Sell My Shirt (1953), un show musical avec numéro sexy et duo de comiques à la clé, jouant sur les profondeurs, les levers de rideaux, et les longues jambes tendues de sa protagoniste qui effectue un très pudique strip tease. Les limites de ces premières incursions sont liées également à leur côté un peu bavard, et finalement assez sage, et qui ont parfois du mal à se départir de l’aspect purement promotionnel, comme en témoigne ce peu convaincant M.L. Gunzburg Presents Natural Vision Three-Dimension (1952) avec ses marionnettes s’agitant devant un M.L.Gunzburg au jeu d’acteur très approximatif. Présenté à l’origine en avant programme de son Robot Monster, Stardust In My Eyes (1953), de Phil Tucker, est un petit show de l’acteur comique, scénariste et compositeur Trustin Howard qui se livre ici à un festival d’imitations d’acteurs (Grant, Cagney, Bogart, Lorre, Laughton) et pousse la chansonnette, à grands renfort de jeux de scènes et de mains jetées au visage du spectateur.

Rocky Marciano Vs Jersey Joe Walcott (1953) nous invite au match controversé qui eût lieu le 15 mai 1953 dans le Stade de Chicago. Ce qui frappe le plus dans ce sujet à la gloire de Marciano, ce n’est pas tant ses pitreries lors de l’entrainement lorsqu’il mime en riant les coups vers le spectateur ou fait balancer le punching-ball pour qu’on l’esquive, que la manière dont on est transporté à l’intérieur du ring, la longueur de ces cordages se balançant, nous effleurant, provoquant une sensation assez indescriptible. Le très rare beau et inquiétant Doom Town (1953), quant à lui, est un documentaire présentant les dangers atomiques à la manière d’un sketch de The Twillight Zone. C’est le producteur Lee Savin qui, suite aux essais atomiques à Yucca flats dans le Nevada, eut l’idée de se scénario catastrophe, qui imagine les effets dévastateurs de la bombe sur une petite ville. Il s’agit d’une oeuvre d’autant plus étonnante qu’elle ne sera pas censurée, alors qu’elle affiche clairement ses intentions pacifistes en pleine période de tests nucléaires gouvernementaux. La photo est superbe, la 3D utilisée de manière aussi parcimonieuse qu’efficace, en particulier dans son traitement des perspectives, de l’architecture et la destruction finale, est très impressionnante surtout quand la couleur intervient.

Dans ce beau moment d’animation naïve qu’est Les aventures de Sam Space (1963), on pénètre dans un joli univers de marionnettes avec petit lutin, robots et maquettes de fusées qui décollent dans un espace étoilé de matte painting. Beau comme un livre d’enfants, attendrissant comme un Bonne nuit les petits en 3D.

Parmi les très beaux moments de 3D Rarities, Boo Moon (1953) présente une aventure du mythique Casper en commençant par l’exposition de la ville et de ses perspectives, ses immeubles éclairés par la lune et ses fenêtres allumées, avant que n’intervienne l’immatérialité de Casper, s’immisçant à l’intérieur même des pierres. Son voyage vers la planète des sélénites le confrontera à un roi méfiant et une armée d’arbres très vindicative : le relief est utilisé de manière toute aussi discrète que candide. On l’appréciera notamment dans le flottant du petit fantôme dans les escaliers ou lors de son envol de la ville à la lune.

Mais ce sont peut être les bandes annonces qui exposent le plus les merveilles de la 3D de l’époque. Voyageons dans les vaisseaux spatiaux et mettons les pieds sur la mystérieuse planète de It Came From Outer Space (1953), de Jack Arnold (on rêverait de revoir le film dans son intégralité, sous cette forme). Quand la couleur arrive, elle augmente la sensation de profondeur et fait resplendir le rouge de la robe de Rita Hayworth dans cette adaptation technicolor de Somerset Maugham qu’est Miss Sadie Thompson (Curtis Bernhardt, 1953), dansant au milieu des soldats. Les uniformes délavés contrastent avec la vivacité du vêtement de la star, et le cadre se resserre autour d’elle, la 3D accentuant l’effet d’exiguïté, de resserrement de l’espace, comme un passage étroit, dans un tripot enfumé, à la longueur disproportionnée. « Rita sings in 3D, Rita loves in 3D », clame la bande annonce, tandis qu’une séquence la montre assise sur un lit et qu’on capte à la fois la transparence du rideau en premier plan, les personnages, puis d’autres étoffes et d’autres objets épars comme d’autres couches à capter dans le décor comme un magnifique pop up.

The Maze de William Cameron Menzies (1953) (réalisateur d’Invaders from Mars) et sa descente dans une mystérieuse demeure, pleine d’ombres et de murs inquiétants, qui nous prend dans ses toiles d’araignées et son imposant labyrinthe de buis bien avant Shining fait lui aussi très très envie. Un autre genre est exploité, le western, avec le trailer de Hanna Lee (Lee Garmes, 1953),  avec John Ireland, les acteurs s’en donnant à cœur joie pour nous dire combien nous assisterons à une expérience sans précédant.

Outre les commentaires de Thad Komorowski et Jack Theakston présentés sur plusieurs des films et le livret papier très complet qui accompagne le blu-ray, les bonus présentés sont passionnants. L’originalité des 2min du nudies  The Bellboy And The Play Girls (1962) n’est pas tant dans la playmate, June Willkinson, dont admirons les dimensions doublement en relief, mais d’être extrait de 18 min de séquences additionnelles tournées en 3D par Coppola pour 250 dollars (avec Jack Hill, le réalisateur de Spider Baby, comme monteur) et qui a l’air de beaucoup s’amuser. Nous aussi.

Enfin, les photos proposées en suppléments sont de véritables petits trésors, des photos promotionnelles de Hunchback of Notre Dame avec Lon Chaney, en passant par les Adventures of Sam Sawyer, livre d’images pleines de fusées et de visions spatiales mignonnes comme tout dont la publication s’arrêtera rapidement faute de campagne publicitaire pour lui apporter le succès escompté. Pour finir, la présentation restaurée de ces pages de Comics en 3D, une tentative qui malheureusement tournera vite court est impressionnante : des dinosaures qui sortent des bulles, aux mains décharnées à la Tales From The Crypt, ces cases qui se dédoublent et prennent vie procurent un plaisir de la vue inédit et jouissif.

Il est beau de voir que 50 ans après, les rêves ne sont pas tout à fait morts. Ils ressuscitent grâce à ce splendide blu-ray, la qualité d’image étant parfois ahurissante. Et nous espérons qu’il ne s’agit que d’un premier volume, car nous n’avons surtout pas envie de nous réveiller.

Le blu ray est commandable sur le site de  Flicker Alley

Pour en savoir plus sur l’histoire de la 3D, les restaurations passées et à venir, le site de Bob Furmanek, 3D Film Archive

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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