Sortie d’un nouvel ouvrage consacré au maître indien Satyajit Ray après ses Ecrits sur le cinéma du même Ray édités chez Lattès dès 1982 puis l’ouvrage de Charles Tesson paru en 1992 (ed. Cahiers du cinéma). Ce dernier signe d’ailleurs l’excellente synthèse introductive qui ravira les amateurs de ses nombreux écrits asiatiques (entre autres, ses merveilleux livrets consacrés à Kurosawa pour les actuelles rééditions chez Wild Side). Il s’agit ici de lever le voile sur des textes du créateur de la trilogie d’Apu restés inédits. Pas d’une autobiographie à la manière de son ami Akira Kurosawa, mais d’une anthologie courte et dense dont les éléments s’étalent sur quarante ans, sous-titrée Conférences. Notes de festivals. Dessins, dirigée par son fils Sandip Ray et abordant différents domaines artistiques où a officié le cinéaste bengali. D’où au final un portrait impressionniste, éclaté mais d’une grande cohérence, qui vient compléter, éclairer et parfois prendre à rebours l’image d’un génie du septième art, vite étiqueté – à son grand dam – comme « classique et humaniste ».

Charles Tesson fait un point précis et exhaustif, tant sur les présentations de ces films en festivals que sur ses champs d’intervention et publications. Écrivain, musicien – il est l’auteur de toutes ses musiques de film à partir de 1961 -, dessinateur, illustrateur et graphiste. Si Ray, descendant d’une famille d’imprimeurs et d’artistes engagés dans l’édition, a accordé toute sa vie de l’importance au secteur du livre, il n’en reste pas moins qu’il a lâché progressivement les autres disciplines pour se consacrer au « métier de cinéaste » (sous-titre de la première et plus longue partie du livre, soient 14 articles), non sans y consacrer quelques travaux quand l’économie précaire du cinéma l’exigeait. Pour beaucoup, ce beau livre sera l’occasion de découvrir la richesse de sa plume, nourrie d’une même exigence du détail que ses grands films, d’un trait sur ou d’un solide sens de la narration. Ainsi que l’exprime joliment l’introduction, Ray n’a cessé d’écrire en marge ou durant ses tournages, fidèle en cela à sa philosophie, pour partager ce que le monde lui offrait en en exprimant les sensations et perceptions.

A l’image de sa vision cosmogonique, sa pensée du cinéma (la maison cinéma et le monde) recouvre l’ensemble des domaines, de la conception à la diffusion et ou la distribution, tout autant conscient des enjeux artistiques (il ne cessera de tanner ses confrères et de rappeler la nécessité d’une recherche plus grande dans l’expression cinématographique) que d’un souci de développement du cinéma en Inde, mais aussi d’une meilleure connaissance des spécificités de sa culture au-delà des frontière du sous-continent ou d’un regard pertinent sur le circuit des festivals dans le monde. Il faut là absolument lire son hilarante description de son arrivée catastrophe au festival de Moscou ! Le sous-titre ne mentionne pas le champ critique tant il ne s’extirpe pas d’une pensée plus globale sur cette Internationale des cinéastes, même dans ses portraits de confrères – rien moins que les meilleurs : Godard, Antonioni, Bergman ou le brelan d’as des années 60, ou une évocation de Chaplin à la limite de l’intime – d’une grande acuité. Il n’est pas question ici d’hagiographies mais plutôt de recherche. Aussi ces portraits n’ont pas vieilli, et sa pensée ne s’est pas édulcorée ou assouplie mais étoffée avec les années. Ce qu’il dit du cinéma de Godard, déplaçant l’appréciation de l’assertion à la reconnaissance de la spécificité de ses expériences de déconstruction du langage, reste actuel, même si face à des détracteurs qui tentent toujours «  de résoudre constamment la quadrature du cercle », Godard ne parvient ni à triompher totalement, ni à cesser de se jouer avec malice et panache du conformisme. Quant à sa critique de Blow up, elle ne résulte pas d’un avis à brûle-pourpoint mais d’une compréhension du cinéma d’Antonioni. Au moins jusqu’à cette scène de tirage de la photo, point de bascule du film, et en quelque sorte, nouvelle tentative, inachevée, de subversion par la modernité du récit occidental. Si Ray cesse alors d’éprouver un intérêt pour la suite du film, il en a néanmoins perçu auparavant l’enjeu et mis des mots sur le trouble éprouvé par bon nombre de spectateurs, là où d’autres préfèrent s’extasier sans toujours être capables de l’expliciter. Enfin, la complicité qui l’unit à Bergman est autant stylistique que philosophique. On sourira à l’anecdote du chat, en repensant à celui du making of de Fanny et Alexandre.

Monde d'Apu 2

Le monde d’Apu

Avant tout, il livre une virulente critique des travers du cinéma bengali ou du « All India » (appellation venant des films tournés en dialectes pour les exploiter dans chaque province du reste de l’Inde), remettant en cause le leadership de sa région d’origine à la lumière de ce que la profusion littéraire n’a pas enfanté d’une descendance qualitative dans le cinéma régional. Pareil esprit ne naît pas d’une nécessité à faire « son trou », mais comme pour les cinéastes critiques de la Nouvelle Vague française, d’une cinéphilie classique de longue date et d’un sens inné du cinéma qui éclate dès son premier film, l’inoubliable Pather panchali (La complainte du sentier), dont il commente à plusieurs reprises l’aventure et le succès. Il revient rapidement mais toujours avec intelligence et concision sur les maîtres du cinéma muet, avant de se placer dans une filiation à Renoir dont on sait qu’il fit la connaissance sur le tournage du Fleuve, immense chef d’œuvre dont les qualités plastiques nourriront ses propres recherches. Paradoxalement, ce sont les limites, bien compréhensibles, de la représentation de son peuple dans ce récit largement consacré à une famille de colons, qui l’incitent à se jeter dans la bataille et à déborder les limites alors imparties pour aborder des sujets à la fois sociaux et universels (en ce sens, le patronage de Chaplin, « Le vagabond immortel », coule lui aussi de source).

Sa pensée du cinéma dialogue ainsi constamment avec les œuvres du Répertoire (il relate son expérience de juré à Bruxelles pour l’établissement en 1958 de la fameuse liste fondatrice de l’Histoire du cinéma), à travers les évolutions des techniques ou du langage, de l’Art particulier et incomparable du cinéma muet à la révolution sonore du parlant, pour se heurter parfois aux aspérités et quelques impasses de la modernité. Pas dans une position de principe aigrie ou figée, mais toujours dans la relation au public qui guide toute œuvre de Ray. Là encore, il distingue la réception de son travail en Inde ou à l’étranger, qui témoignent à chaque fois d’un combat permanent comme d’une frustration inextinguible. Comment exprimer la richesse culturelle indienne lorsque l’on sait que le public international qui accède le plus souvent à ces films mal diffusés en leur pays, est dans l’impossibilité d’en saisir les subtilités, à cause justement d’une méconnaissance crasse des œuvres nationales et ce, même après des décennies de pillage et de colonisation ? En effet, l’incroyable culture de Ray et son admiration des plus grands artistes internationaux (sa description du cinéma français « le plus riche en ce qu’il a absorbé le meilleur de la culture française, peinture et poésie, musique et littérature » pourra désormais être adressée à ses contempteurs) ne débouche pas sur la réciproque. Alors qu’il est relativement peu enclin à dénoncer l’absence des pouvoirs publics dans la construction d’un cinéma indépendant et de qualité qu’il appelle de ses vœux, il attaque d’un verbe acerbe et bien senti l’attitude des anciens occupants britanniques et leur propre cinématographie. Nombre des soutiens de Ray s’étant élevés contre les réflexions polémiques des têtes bien pleines de la Nouvelle Vague à l’encontre du cinéma anglais ne devraient donc pas manquer de réagir quand Satyajit Ray s’en prend dès 1949 au cinéma britannique d’avant guerre, jugé particulièrement ignominieux… N’allez pas croire qu’il se libère juste du père (un peu) ou s’oppose en bon tiers-mondiste au modèle anglo-saxon dominant. Las de la tiédeur anglaise, il est au contraire fasciné par l’impression de réalisme qui sourd du cinéma américain car « son rythme est celui du jazz, son tempo celui de l’automobile et des montagnes russes, et ses moments de nostalgie et de sentimentalité ont pour ancêtre le blues… ». Mais il réserve encore sa dent la plus dure au cinéma indien, contestant l’idée répandue (Sadoul…) d’une suprématie du Bengale en la matière, dosant ses mots et ménageant le suspense : « Et le film bengali moyen n’est pas une œuvre ratée. C’est pire. C’est une bouillie sans nom conçue avec une solide conviction qu’on fait du Grand Art ». « Fantastique » conclusion de la part de ce caractère bien trempé, celui d’un grand Auteur en gestation…

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Son écriture est généreuse, ses dessins éloquents (voir ce décor crayonné d’un intérieur de salon dont le moindre accessoire est numéroté !). On perçoit ici comme à l’écran l’univers qui l’entoure et le cheminement de ses idées. Il aborde dans ses textes critiques ou conférences pour les étudiants de l’Institut du cinéma de Pune, l’ensemble des secteurs du film avec la même exigence, exhortant les apprentis réalisateurs à évoluer avec leur temps. Il dénonce les esprits à la vue courte, persuadés que le plan doit se conformer aux réalités de la technique, et non l’inverse, abondant alors en exemples concrets glanés dans les plus grands films de l’Histoire, car le pire danger menaçant le cinéma serait la stagnation. Il y a toujours un moment où le critique cède la place au réalisateur car « Une grande œuvre d’art en tant que telle demeure mystérieuse et jusqu’à un certain point résiste à l’analyse ». Les significations ou finesses de ses films, y compris les plus célèbres ou les plus commentés, restent incompréhensibles aux profanes et le public occidental, incapable d’accéder aux émotions complexes du spectateur indien. Parfois, on regrettera que certains textes ne prolongent pas leurs réflexions (« Pensées sur la caméra ») ou que la chute soit un peu abrupte. Sa conception musicale du langage cinématographique est également passionnante (de l’influence de Beethoven sur la construction symphonique des monuments Griffithiens, Naissance d’une nation et Intolérance à la comparaison entre le Bergman de Sonate d’automne et la musique de chambre) et son rapport et sa pratique de la musique seront peut-être un jour approfondis ailleurs.

Le lecteur se sentira proche de l’Auteur, notamment quand dans l’article éponyme, il confie son passé de jeune spectateur et rêve de retrouver les éventuels trésors filmiques indiens. De l’enfant qu’il fut au cinéaste multi-primé et célébré partout qu’il est devenu, une vie passée à faire des films, à raconter des histoires, à conceptualiser des projets et à se battre pour exister. Douloureusement lucide, il en a conçu un peu d’amertume (« n’être qu’un nom » dans le reste de l’Inde), sans renoncer à ses ambitions (« être intemporel ») dans l’écriture et pour l’accomplissement de son Art. Il a pu paraître surpris au long de ses voyages où il s’est parfois senti seul à défendre une certaine vision (classique sans doute) de cet Art du film. Pour autant, il n’est pas que le génie indien et le maître de cette narration fluide, presque immobile, qui nous fait nous sentir plus humains. Alors que les dernières pages défilent sous nos doigts, on aurait voulu pouvoir lui dire que le classement des films est certes « un passe-temps enfantin » increvable parce qu’il crée le rituel nécessaire à la perpétuation de ce culte ancestral voué au septième art. Qu’aujourd’hui encore les enfants entrent en cinéphilie avec Chaplin. Que le débat sur les films pour festivals fait rage. Qu’il y a pas de rats dans les multiplexes mais plus non plus de spectateurs pour les rares films art et essai. On aurait voulu pouvoir lui écrire que les critiques ont du mal eux aussi à fréquenter les Auteurs dont ils n’aiment pas le travail (une sinécure !) et que le modèle économique mine toujours, beaucoup trop, le talent artistique. Qu’il plombe les aspirants cinéastes, ici comme en Inde. Et qu’on a fini néanmoins par accéder à une part de la culture indienne en s’ouvrant enfin, avec bonheur, à son cinéma populaire. Que les frontières sont poreuses. Et avec Charles Tesson on pourrait dire, que d’ici 2021 et le centenaire de sa naissance, les fous de cinéma pourront enfin voir tous ses films et mettre des images sur les noms.

 

Satyajit Ray, J’aurais voulu pouvoir vous les montrer  – G3j éditeur, 2016.

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A propos de Pierre Audebert

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