Jerzy Skolimowski – "Deep End" (reprise, 1971)

Contraint à l’exil artistico-politique après que Haut les mains ! eut été censuré par le pouvoir polonais, Jerzy Skolimowski démarra une seconde carrière en 1967 avec un film que ne s’intitulait peut-être pas complètement par hasard Le Départ (1). Malgré son Ours d’or à Berlin, ce film peut pourtant être considéré comme un faux (nouveau) départ, sous (trop ?) forte influence godardienne. Du reste, plus jamais ensuite Skolimowski ne tournera à nouveau en français, en Belgique ou avec Jean-Pierre Léaud, alors plus associé à Godard (dont il était de la plupart des films) que de Truffaut (qu’il ne retrouvera qu’en 1968 pour Baisers volés). La vraie seconde carrière du cinéaste polonais démarre plutôt en 1970, en Angleterre, avec Deep End.

« En Angleterre », ça n’est pas faux mais c’est incomplet. Car Deep End est presque autant un film allemand qu’anglais : par ses capitaux, ses comédiens et figurants (quasiment tous allemands exceptés les trois ou quatre rôles principaux), une partie de ses lieux de tournage et beaucoup de ses techniciens. Cette précision n’est pas anodine car Deep End est souvent considéré comme l’un des films dépeignant le mieux l’atmosphère des swinging 60’s londoniennes finissantes. La réalité est plutôt que Londres y est quasiment absent, à part quelques extérieurs, piscines et bains publics (Skolimowski ayant reconstitué un décor à partir de plusieurs), et que, en cela, Deep End est assez caractéristique de bien des films du cinéaste, et notamment de ses meilleurs. Ils semblent en effet inventer un monde en soi, évidemment très proche de celui que nous connaissons, empruntant aussi certains traits des pays dans lesquels ces films sont tournés, mais obéissant largement à une logique qui leur est propre, souvent absurde et volontairement pas toujours complètement compréhensible des spectateurs. C’est particulièrement vrai des premiers films polonais de Skolimowski et bien davantage encore de Haut les mains ! (tendant vers une certaine abstraction intellectuelle) que de Signes particuliers : néant (que l’on peut encore presque rattacher à une tradition de « réalisme socialiste », mais déjà assez déviant).

En apparence, Deep End est ancré dans une réalité bien tangible (davantage que La Barrière, pour citer un autre film antérieur) et son scénario, d’ailleurs assez simple, est parfaitement lisible. Tout jeune homme de quinze ans, Mike est embauché comme garçon de bain dans une piscine londonienne un peu désuète. Charmées par sa beauté juvénile, plusieurs clientes d’âge mûr (des cougars avant l’heure) s’adonnent à quelques frissons sensuels avec lui. Mais Mike, qui est toujours vierge, en pince pour sa jolie collègue Susan, encore jeune mais dont les années en plus lui confèrent un statut d’initiatrice et une aura particulière, ainsi que son comportement désinvolte avec les hommes : son petit ami officiel, ses clients amants plus ou moins réguliers et Mike lui-même, avec qui elle joue un jeu ambigu. Tout ça finira mal, par l’accouplement du duo infernal Eros et Thanatos…

En soi, un récit d’éducation sentimentalo-sexuello-amoureuse comme on en a vu mille. Mais Skolimowski fait résolument partie de ces cinéastes pour qui le fond importe plutôt moins que la forme, et l’histoire moins que la façon de la raconter. Deux choix fondamentaux de mise en scène tirent clairement Deep End vers cet univers skolimowskien un peu parallèle. L’un est délibéré, l’autre peut-être plus fortuit.

(c) Bavaria Films – Carlotta

A vrai dire, revoir aujourd’hui Deep End dans une version somptueusement restaurée donne presque la sensation de découvrir un autre film. Le travail sur les couleurs y est particulièrement étonnant et le film s’avère plastiquement tout simplement sublime. Pas du tout au sens où on peut le dire de l’image stylisée d’un Wong Kar-wai ou d’un Terrence Malick. L’environnement des personnages du film est assez glauque (une piscine défraîchie dont les grandes heures semblent remonter aux années d’avant-guerre) et Skolimowski ne cherche pas à le rendre artificiellement glamour. S’il joue ainsi avec les couleurs, osant les teintes très vives et les contrastes, on peut faire l’hypothèse qu’il se fait d’abord plaisir. Il s’agit avant tout de son premier film en couleurs et n’oublions pas que Skolimowski est aussi peintre (une activité à laquelle il a consacré l’essentiel des longues années s’étant écoulé entre Ferdydurke et Quatre nuits avec Anna). Mais surtout, comme chez le Godard « pop » d’Une femme est une femme et Made in U.S.A. ou celui du Mépris, comme chez Demy ou l’Antonioni du Désert rouge (autant de références qui viennent souvent à l’esprit), la couleur joue évidemment un rôle dramatique et narratif. La scène finale de Deep End, à cet égard, est on ne peut plus explicite, peut-être même trop.

Skolimowski réussit ainsi de superbes scènes, que ce soit celles avec les mystérieux coussins bigarrés que Susan recoud dans son vestiaire, le somptueux dégradé de verts de celles avec la caissière de la piscine ou même le noir du nightclub où Mike suit Susan et son fiancé. Et on est presque prêt à parier que le choix de John Moulder Brown et Jane Asher dans les deux rôles principaux est autant dicté par leur cinégénie (Moulder Brown y est vraiment d’une beauté stupéfiante et Asher opère une synthèse entre la Marianne Faithfull des années Rolling Stones (2) et la Bulle Ogier de La Salamandre, tourné la même année) que par leurs particularités « chromatiques » : le bleu des yeux de Moulder Brown et le roux de la chevelure d’Asher, qui ajoutent à cette symphonie des couleurs qu’est Deep End.

Le second décalage avec la (plate ?) réalité vient du son du film. Si quelques rares scènes sont tournées en son direct, la plupart sont post-synchronisées. Il faut être assez prudent avec l’interprétation que l’on peut en faire mais le son recréé de ces séquences s’avère assez caractéristique. Un son marqué par un léger écho et une quasi disparition des bruits ambiants qui tend, là encore, à donner cette impression que les personnages du film évoluent dans un univers qui n’est pas tout à fait le nôtre, un univers mental, peut-être celui des rêves de Mike ? Quelques plans subaquatiques oniriques (et annonciateurs de la dernière scène du film) pourraient aussi le laisser penser. Mais le budget modeste de Deep End autorise aussi une autre hypothèse d’explication, plus prosaïque et bien moins auteuriste : celle d’une post-synchronisation à l’économie. Disons que cette ambiance sonore si particulière rappelle tellement les premiers films polonais de Skolimowski que l’on donnera plutôt crédit à l’idée d’un vrai choix esthétique.

Autre caractéristique du cinéma du polonais à l’œuvre ici, son goût du grotesque, jusqu’au ridicule de certains personnages ou situations. Comme cet improbable professeur de natation plus préoccupé à peloter ses étudiantes (et Susan) qu’à leur apprendre à nager. Ou cette femme un peu forte et plus toute jeune qui prend son pied en étreignant Mike tout en évoquant un sextuplé inscrit par George Best (3) ! La cruauté goguenarde de Skolimowski est d’avoir confié ce rôle à Diana Dors, qui, quinze ou vingt ans auparavant, était LA pin up du cinéma anglais, la Marilyn Monroe made in Albion.

On sent aussi que le cinéaste s’amuse beaucoup de la scène dans le cinéma où Susan et son boyfriend vont s’offrir quelques frissons sexuels à la vue d’un nudie (4) aussi manifestement prétentieux qu’improbable. Et anti-érotique au possible ; moins érotique en tout cas que la dernière scène de son propre film, magnifiée par les corps de Jane Asher et John Moulder Brown dans toute leur triomphante jeunesse, qui est comme le contrepoint ironique de cette séquence dans le cinéma (5).

Porté par une bande originale faisant se côtoyer Cat Stevens et Can (un pied en Angleterre, l’autre en Allemagne, décidément), Deep End est un petit miracle qui en cache un autre, au mystère resté à ce jour irrésolu. Comment se fait-il que son chef-opérateur, Charley Steinberger, auteur d’un travail aussi magnifique, ait fait une carrière aussi anonyme ? Une carrière qui se serait d’ailleurs cantonnée à d’obscurs films ou téléfilms allemands (ainsi qu’à quelques épisodes de ces séries qui font le bonheur des assoupis des après-midi de Francetélévisions : Un cas pour deux, Le Renard, Derrick, Tatort…) si Skolimowski n’avait pas à nouveau fait appel à lui à l’occasion des deux autres films qu’il tourna plus tard en Allemagne (Roi, dame, valet et Le Bateau-phare)…
Voilà en tout cas un film que, au-delà de son inestimable ressortie en salles, on attend surtout dans sa future édition DVD (pour ne rien dire du Blu-Ray) !

(1) OK, on triche un peu… Car, avant de tourner Le Départ à Bruxelles, Skolimowski avait tourné à Rome Les Aventures de Gérard, une adaptation de Conan Doyle (avec Claudia Cardinale et Eli Wallach en… Napoléon 1er !), dont il a toujours dit le plus grand mal et qui ne sortit en salles qu’au début de l’année 1970. Si ce film est le seul qui ne fut pas montré durant la récente rétrospective de l’œuvre du cinéaste présentée à Paris Cinéma, gageons qu’il en fut sans doute soulagé. N’empêche qu’on aimerait quand même bien voir le résultat, aussi désastreux soit-il…
(2) Comparaison piquante quand on sait que Jane Asher fut elle-même la première femme du Beatles Paul McCartney (de 1963 à 1968), à qui elle inspira bon nombre de chansons…
(3) Ce sextuplé a réellement existé ! Le 7 février 1970, l’idole nord-irlandaise de Manchester United marqua en effet six buts aux malheureux joueurs de Northampton, sur leur pelouse (victoire de MU 8-2, pour ceux que cela intéresse). Le compte-rendu très fidèle qu’en fait Diana Dors (à vérifier en le comparant à la
vidéo des buts) et le fait que l’événement se soit produit assez peu de temps avant le début du tournage du film laissent supposer que cette scène n’était pas telle qu’elle écrite dans le scénario mais peut-être « improvisée » peu de temps avant d’être tournée.
(4) Cette scène nous replonge à cette époque « pré-pornographique » où la nudité au cinéma se dissimulait le plus souvent (dans des salles déjà plus ou moins spécialisées) derrière les arguments les plus « innocemment » fallacieux qui soient : films éducatifs sur la sexualité (comme ici), la médecine, le nudisme… Du pur cinéma d’exploitation cheap que la tornade
Gorge profonde finira d’emporter par le fond quelques années plus tard.
(5) N’oublions pas que, à sa sortie,
Deep End fit scandale en raison de sujet trop « outrageusement » sexuel et de ses scènes de nudité. Et qu’il resta longtemps interdit aux moins de 18 ans en France. Avant de devenir invisible pour des problèmes de droits jusqu’à cet été. C’est dire si le voir à vingt ans il y a un quart de siècle comme ce fut mon cas pouvait laisser espérer un sommet de cinéma sulfureux… et générer à l’époque une relative frustration qui laisse place aujourd’hui à un éblouissement esthétique.

 

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A propos de Cyril COSSARDEAUX

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