Si le nom d’Edward Yang ne vous dit rien, peut-être vous souvenez-vous de Yi Yi, son film le plus célèbre, prix de la mise en scène au festival de Cannes en 2000. Le cinéaste taïwanais prenait prétexte d’un mariage pour poser un regard tendre et amusé sur les différents membres d’une famille de Taipei. Aujourd’hui sort en salle, pour la première fois en France et en version restaurée, Taipei Sory, le deuxième film d’Edward Yang et il serait dommage de passer à côté de ce petit bijou. Dans ce film qui date de 1985, le spectateur suit l’histoire d’un couple en crise : Chin est une jeune femme moderne qui travaille comme assistante dans un cabinet d’architectes et son compagnon, Lon, est un ancien joueur de base-ball reconnu qui peine à se reconvertir.

Copyright Carlotta Films

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       Comme le suggère le titre du film, c’est bien Taipei, capitale de Taïwan, qui joue ici le rôle principal. Edward Yang le concède volontiers : « Mon point de départ était essentiellement conceptuel. Je voulais raconter une histoire sur Taipei (…). Je voulais vraiment inclure chaque élément de la ville, je me suis vraiment donné la peine de construire une histoire à partir de rien. Les deux personnages principaux représentent le passé et le futur de Taipei et l’histoire porte sur la transition de l’un à l’autre ». Métropole hérissée de gratte-ciel, développée trop rapidement dans les années 70, Taipei est l’une des zones urbaines les plus densément peuplées au monde. Edward Yang filme la ville de son enfance comme une capitale en pleine transformation. Tout au long du film, le réalisateur insère des plans de la circulation, filme des affiches surdimensionnées, des néons éblouissants… Il prend ainsi le pouls d’une ville dont la mue est quasiment achevée et qui ressemble désormais à tant d’autres. Dans un plan panoramique sur Taipei où les personnages sont filmés de dos, un collègue architecte de Chin avoue d’ailleurs à celle-ci qu’il ne reconnaît plus les bâtiments qu’il a lui-même dessinés, tant l’uniformisation règne. Mais en filmant le rythme survolté et frénétique de Taipei, Edward Yang traite indirectement de la mondialisation et de la manière dont elle concourt à effacer les contours d’une ville, à dissoudre ce qui faisait son identité. Ling, la jeune sœur de Chin, intoxiquée aux publicités japonaises, rêve de partir et n’est que le reflet d’une jeunesse désemparée qui rappelle, trente ans après, celle de La Fureur de vivre. Quant au rêve américain, il est sérieusement égratigné quand on apprend que celui qui l’incarne – le beau-frère de Long, un riche émigré taïwanais – est coupable d’un crime raciste.

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       Pourtant, il serait réducteur de ne voir dans Taipei Story que l’expression d’un sentiment passéiste. Si Edward Yang laisse affleurer certains regrets, il pointe aussi du doigt une société patriarcale qui ne parvient pas à donner aux femmes la place qui leur revient. Chin n’étant pas l’épouse de Long mais seulement sa compagne, elle est considérée comme une célibataire et il lui est difficile de vivre seule. Elle-même a conscience d’être traitée en servante par son père et comptée pour rien. L’ex-femme de Lon se montre particulièrement lucide quand elle dit de Chin : « J’ai toujours pensé qu’elle aurait dû être un homme (…). Etre concubine, c’est être domestique à vie. ». Du reste, dans le film, le sort des femmes mariées – trompées ou humiliées – ne semble pas plus enviable. Seules deux personnages féminins échappent à ce déterminisme mais au prix de leur humanité : la carnassière et entreprenante Madame Mei, la patronne de Chin, ainsi que la femme d’un des plus vieux camarades de Long, qui a abandonné mari et enfants pour s’adonner à la passion du jeu.

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       Dans Taipei Story, si les hommes jouissent d’une plus grande liberté que les femmes, ils ne sont pas plus heureux. Hommes et femmes se croisent, se parlent, mais restent cruellement seuls. La séquence sur laquelle s’ouvre le film est à cet égard éloquente : Chin et Lon visitent un appartement, ils échangent quelques remarques sans jamais être réunis dans la même pièce. Le fait de les filmer dans des plans séparés – si bien qu’on pourrait croire qu’ils se trouvent dans deux endroits différents – ne fait que contribuer à cette impression de distance et d’isolement. De même, la manière dont Edward Yang filme la plupart des dialogues est représentative de l’incommunicabilité généralisée : le son est volontairement décalé par rapport aux images, de sorte qu’on n’entend pas les personnages se parler lorsqu’ils se côtoient. Il en est jusqu’aux positions dans lesquelles se trouvent les protagonistes, qui sont caractérisées par une forme d’asymétrie, à l’instar de la scène remarquable dans laquelle Lon et son ex-femme se retrouvent dans un parc la nuit. Alors que la femme est assise sur une balançoire, l’homme reste debout et détourne les yeux, de sorte que jamais leurs regards ne se croisent.

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       Dans son deuxième film, Edward Yang déroule un récit virtuose, puzzle au sein duquel les pièces s’agrègent progressivement jusqu’à la catastrophe finale. La mort absurde d’un des personnages sonne comme une réponse amère à son impuissance et à son renoncement. En décidant de faire disparaître un personnage incapable d’avoir de prise sur le réel, progressivement dépassé par le monde qui l’entoure, le réalisateur colore son œuvre d’une teinte pessimiste. Au-delà de cet épilogue tragique, Taipei Story s’apparente à un film d’une immense mélancolie dans lequel seuls les souvenirs d’enfance semblent constituer une forme de soulagement provisoire. Edward Yang filme la ville de nuit dans des plans silencieux d’une immense beauté et imprégnés de lumière bleue. Il s’attache à capturer l’image de bâtiments anciens, de manière quasi clandestine, comme pour conserver la trace fantomatique d’une ville en train de s’évanouir.

Durée : 119 minutes

Titre original : Qing mei zhu ma

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A propos de Sophie Yavari

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