Philippe de Broca – « Le Roi de Cœur »

Échec cinglant à sa sortie en 1966, ce film méconnu de Philippe de Broca – auréolé les années précédentes de gros succès populaires avec Cartouche, L’Homme de Rio ou encore Les Tribulations d’un Chinois en Chine – fait l’objet d’une restauration accompagnée d’une ressortie en salles et sur DVD/Blu-Ray près d’un demi-siècle plus tard. Sa résurrection – à la grande surprise du réalisateur – c’est d’abord à l’étranger que le film la doit : plus précisément aux États-Unis alors en pleine guerre du Vietnam où il trouve un écho immédiat qui lui confère le statut d’œuvre culte au point de devenir une référence enseignée dans les écoles de cinéma. Loin d’être une anomalie dans la filmographie d’un cinéaste longtemps cantonné au rang de bon artisan, de Broca tranche avec les comédies d’aventures ayant fait sa réputation, ici si aventure il y a, il s’agit davantage d’aventures humaines et intimes. Le Roi de Coeur inaugurait sa société de production Fildebroc, fondée spécialement pour le film. Le réalisateur marqué par son expérience pendant la guerre d’Algérie trouva dans le fait divers que lui rapporta Maurice Bessy – plusieurs dizaines de patients d’un hôpital psychiatrique durent s’évader de leur établissement bombardé pendant la Première Guerre mondiale – la matière pour signer ce qui constitue peut-être son film le plus personnel, il en est d’ailleurs le coscénariste aux côtés de Daniel Boulanger. En octobre 1918 – la Première Guerre mondiale touche alors à sa fin – Marville, une petite ville du nord de la France qui attend sa libération. Les soldats Allemands dissimulent une charge d’explosifs avant de quitter les lieux, avertis, les alliés Britanniques envoient un soldat ornithologue mais francophone, Charles Plumpick ( Alan Bates ) afin de localiser la bombe et la désamorcer. Lorsqu’il arrive sur place, les habitants ont déserté la ville, à l’exception des pensionnaires de l’asile de fous qui réinvestissent progressivement les lieux…

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Le cadre historique introduit avec rigueur dès le générique – faisant défiler les crédits au rythme d’une horloge – suivi d’un carton informatif préfigurent une intrigue on ne peut plus grave : éviter la destruction d’une ville et un nombre de morts conséquent. Une approche « sérieuse » de la situation à laquelle s’ajoute des choix graphiques résolument froids – couleurs « militaires », routes et bâtiments grisâtres – que viennent légèrement atténuer quelques quiproquos linguistiques et un comique de situation fonctionnant sur des ressorts finalement pas si éloignés d’une autre comédie de guerre sortie quelques semaines plus tard avec un succès d’une autre envergure : La Grande Vadrouille de Gérard Oury. Cette impression initiale ne tarde pas à voler en éclats, de Broca faisant délicatement dérailler la mécanique qu’il a instaurée pour opérer une bascule vers la comédie loufoque et poétique à l’entrée en scène de ses fous joyeux. Ce changement de ton conserve la même méticulosité formelle et le même premier degré vis-à-vis de ses protagonistes que ce qui a précédé tout en prenant une direction diamétralement différente. La temporalité se dilate en contraste avec le compte à rebours imminent, l’intrigue centrale est alors reléguée au second plan laissant place à une bulle fantasmagorique s’exprimant dans une extravagance communicative qui annihile avec elle la violence du contexte.

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Le réalisme des premiers instants cède sa place à univers surréaliste et coloré, qui s’invente et se réinvente inlassablement sous nos yeux. Le décor terne et déserté fait office de feuille blanche que chacun prendra soin de peindre, dessiner, transformer, s’approprier à sa guise et selon son humeur pour lui apporter sa touche. Marville devient le théâtre de toutes les excentricités, bizarreries dont la seule règle qui prédomine est justement l’absence de règles. Le comique décalé est au service d’un imaginaire poétique débordant, la récurrence des lieux stimule l’inspiration plutôt que la restreindre générant un savoureux paradoxe où l’infime revêt une infinité de possibilités. Il se dégage de la distribution prestigieuse et hétérogène – Alan Bates, Pierre Brasseur, Geneviève Bujold, Jean-Claude Brialy, Micheline Presle, Michel Serrault,…- un esprit de troupe qui embrase l’univers du spectacle au sens large – théâtre, cirque, cascade, etc. – où chacun trouve une partition haute en couleur à défendre avec un plaisir de jeu contagieux. La sublime photographie de Pierre Lhomme – grand artisan de cette restauration – et une bande originale qui ne l’est pas moins signée Georges Delerue alimentent une mise en scène gracieuse visant à ordonner le chaos ambiant autant qu’à lui conférer une dimension où la poésie côtoie l’onirisme.

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« Il n’y a que l’instant qui compte » dit l’un des protagonistes, cette réplique caractérise une facette seulement du film, où le charme fou du moment peut sembler inconséquent et seulement léger derrière l’incrédulité qu’il inspire tout comme par exemple cette courte séquence où la craquante Coquelicot ( Geneviève Bujold ) traverse la ville en funambule ou encore certaines répliques lancées à la volée presque pour la seule beauté du mot «  Les plus beaux voyages se font par la fenêtre ». À l’instar de son héros Plumpick / Le Roi de Coeur qui s’abandonne peu à peu et s’attache à ces fous – qui ne le sont que par une définition arbitraire d’un monde privé de son sens de l’imagination – au point de ne plus vouloir les quitter, Philippe de Broca choisit son camp sans la moindre ambiguïté, celui de doux rêveurs gentiment fêlés dont il épouse l’utopie. Le Roi de Coeur abrite une parabole antimilitariste refusant la folie bien concrète du « vrai » monde : la guerre, préférant développer un idéal pacifique où la soi-disant folie apparaît comme un refuge, un rempart et en définitive un antidote à la cruauté du monde réel. Les réminiscences de dialogues et situations résonnent alors comme une invitation à repenser l’existence sous l’angle – entre autres – de la liberté la plus totale. Ce sous-texte universel double la farce décalée d’une mélancolie singulière témoignant de la marque – si besoin était – d’un véritable auteur à part entière, stimulant le désir de se replonger avec un oeil nouveau dans son oeuvre pléthorique. La seconde vie accordée à ce grand film oublié ainsi que son écho plus que jamais d’actualité rendent en tout cas sa (re)découverte indispensable.

 

 

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A propos de Vincent Nicolet

1 comment

  1. mallaret

    Il s’agit bien d’un film-culte pour le petit groupe que nous étions à l’époque de la sortie du film où nous étions tous tombés amoureux de Geneviève Bujold merveilleusement entourée d’acteurs fabuleux. Il est effectivement incompréhensible que le film ait fait un flop.

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