Marcel Ophüls pourrait être accusé d’être cinéaste grâce à son père, Max, et souffrir de n’être qu’un enfant de la balle parmi d’autres, mais l’homme se révèle être plus qu’un simple fils à papa. Alors que le réalisateur de Lola Montés fait du mouvement l’essence même de son cinéma, sa caméra traquant les fêlures de la société bourgeoise de l’époque, Marcel Ophüls opte pour un cinéma encore plus frondeur, plus ancré dans la politique que dans le social avec des partis pris de mise en scène fort différents et tout aussi marqués. L’ancien G. I. signe une oeuvre essentiellement documentaire et composée de films enquêtes dans lesquelles il met en évidence mensonges et manipulation pour dévoiler des vérités longtemps enfouies. À ce titre, son film le plus célèbre, Le chagrin et la pitié,  qui évoque la France de Vichy, est longtemps resté interdit sur les écrans français, 12 ans durant.

Marcel Ophüls, qui en est à la fois scénariste, producteur et réalisateur, intitule son documentaire sur Klaus Barbie Hôtel Terminus, en référence à l’établissement lyonnais où la Gestapo établit ses quartiers à partir de 1942. Sans préciser si la réputation de l’accueil déplorable des bouchons lyonnais date de cette époque, le réalisateur du Veillées d’armes revient sur la vie du sinistre officier nazi, surnommé le boucher de Lyon à cause de son penchant pour les interrogatoires à base de torture. Marcel Ophüls va à la rencontre de divers témoins, des victimes à d’anciens officiers nazis en passant par des agents de la CIA ou des voisins du village natal du criminel de guerre, pour en dresser le portrait le plus objectif possible.

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Comme Le chagrin et la pitié, Hôtel Terminus est un film fleuve d’une durée de plus de quatre heures, une enquête approfondie et exhaustive menée dans plusieurs pays. Malgré ses enchaînements d’entretiens, le métrage, jamais ennuyeux, fait même preuve d’une ampleur rarement vue dans le cinéma documentaire. Marcel Ophüls arrive à captiver le spectateur grâce à un art étudié du montage par lequel il met en évidence les mensonges des uns et des autres, se faisant se confronter les paroles à des reportages d’archives ou à des documents compromettants insérées en plans de coupe. Le réalisateur se met d’ailleurs lui-même en scène soit par des inserts ou en investissant le cadre lors de certaines rencontres. Il montre aussi par ce biais sa ténacité d’enquêteur, de trublion qui n’hésite pas à user d’ironie pour mettre à mal son interlocuteur ou le coincer. Marcel Ophüls fait office de Michael Moore de l’époque, l’intelligence et la rigueur en plus, l’impudeur en moins. Même dans ses choix de mise en scène, le film se montre sarcastique et impertinent avec certains intervenants. Le réalisateur utilise de façon récurrente une chanson allemande interprétée par un choeur d’enfants quand il ne mime pas avec une gourmande irrévérence des conversations avec des témoins récalcitrants. Si sa caméra est souvent fixe, le mouvement se fait de façon interne, dans la façon dont le récit se construit, dans la manière dont il enchaîne les transitions, d’une personne à l’autre comme d’une époque à l’autre sans forcément suivre un parcours linéaire. Hôtel Terminus devient alors une oeuvre à la fois dense et complexe.

Car en abordant ainsi les témoins et les thèmes, Marcel Ophüls n’enfonce pas une porte ouverte en dressant le portrait d’un salaud, mais par la même occasion, croque une certaine humanité hypocrite, signe un film sur la manipulation, les rouages de la politique en mettant en évidence les intérêts des différents gouvernements, ceux-ci n’hésitant pas à retourner leur veste quand cela les arrange. Des anciens de la CIA expliquent alors face à la caméra, avec plus ou moins de sincérité et d’honnêteté, comment ils ont recruté le bourreau nazi à l’issue de la guerre parce qu’il avait la même aversion pour la couleur rouge que l’Oncle Sam.

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À travers tous ces témoignages, il montre aussi l’ambiguïté de la nature humaine, les contradictions de chacun, en montrant les collabos, ceux qui ont fait de la délation, ceux qui ont simplement côtoyé Klaus Barbie au quotidien ou l’ont soutenu, comme l’avocat Jacques Vergés qui le défend lors de son procès avec un zèle et des arguments des plus douteux. Au contraire de Eyal Sivan avec son documentaire sur le procès de Adolf Eichmann, Un spécialiste, portrait d’un criminel de guerre, Marcel Ophüls s’évertue à démontrer que le Mal n’est pas si banal.

Après tout cet étalage de mensonges, une note optimiste clôt cependant le film quand Marcel Ophüls, qui n’oublie pourtant pas de donner durant ces quatre heures la parole à ceux qui ont su résister, choisit de filmer le témoignage d’une rescapée qui revient sur les lieux de son enfance, dans la maison où elle a été arrêtée, et raconte comment, en étant filmée dans un escalier en contre-plongée et en contre-jour, une voisine a essayé de la sauver des griffes de la Gestapo. Dans cette mise en scène qui ressemble à une élévation spirituelle, Marcel Ophüls offre alors la rédemption tant attendue à ceux qui ne sont pas revenus des camps de la mort ; le bourreau jugé, justice a été rendue.

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Véritable chef d’œuvre de construction, Hôtel Terminus fascine de bout en bout grâce à son rythme alerte, la fluidité de sa narration, la multiplicité des pistes suivies, des témoins rencontrés et rejoint ainsi Le cœur et l’esprit de Peter Davis et Route One USA de Robert Kramer au panthéon des grands documentaires. Il obtient d’ailleurs le Prix de la Critique Internationale au festival de Cannes en 1988 et remporte l’Oscar du Meilleur Film Documentaire en 1989. Et pour cause, Marcel Ophüls, en homme investit et électrisé par son sujet, signe un document historique capital, un témoignage passionnant, courageux et édifiant d’une période peu reluisante de l’histoire du 20éme siècle.

Le DVD : Le fait de scinder le film en deux parties dispatchées sur deux DVD’s prouve qu’une édition en support Blu-ray aurait été préférable. L’image est de bonne qualité malgré quelques plans abîmés sur lesquels la pellicule montre quelques griffures. La piste sonore est encodée en Dolby Digital 2.0 avec une parfaite restitution des voix.

Une interview de l’historienne Isabelle Davion revient sur les enjeux du procès de Klaus Barbie et le contexte dans lequel il s’est déroulé.

Hôtel Terminus : Klaus Barbie, sa vie et son temps

(Allemagne de l’ouest/France/USA – 1988 – 256min)

Scénario et réalisation : Marcel Ophüls

Direction de la photographie : Reuben Aaronson, Pierre Boffety, Daniel Chabert, Michael J. Davis, Paul Gonon, Hans Haber, Lionel Legros, Wilhelm Rösing

Montage : Albert Jurgenson, Catherine Zins

Avec les interventions de : Klaus Barbie, Marcel Ophüls, Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, René Tavernier, Bertrand Tavernier, Jacques Vergés, Claude Lanzmann, Jean-Marie Le Pen, Serge Klarsfeld, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Simone Lagrange… Et la voix de Jeanne Moreau.

Disponible en DVD chez L’atelier d’images à partir du 3 mai 2016.

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A propos de Thomas Roland

2 comments

  1. Paulhan Jean-Kely

    Je n’ai pas vu HOTEL TERMINUS et ne peux pas me prononcer sur ce film, que votre compte rendu donne envie de voir. Sur LE CHAGRIN ET LA PITIÉ – je fais partie de la génération pour laquelle ce film a été un choc – j’ai de nombreuses réserves. Je recommande de lire le livre d’un historien américain, le professeur Sweets, CLERMONT-FERRAND A L’HEURE ALLEMANDE, qui interroge utilement sur les silences et les partis pris du cinéaste… sans se faire beaucoup d’illusions, d’ailleurs, sur le poids d’un livre contre celui d’un film.
    L’adresse ci-dessous conduit à un compte rendu du livre dans la revue VINGTIÈME SIÈCLE, mais je recommande sa lecture attentive à toute personne désireuse d’aller au-delà de généralisations abusives.
    http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1997_num_54_1_3649_t1_0143_0000_2

    Cordialement,

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