Mademoiselle Julie – August Strindberg, Alf Sjöberg et Liv Ullmann

Le 10 septembre a eu lieu la sortie française de l’adaptation réalisée par Liv Ullmann de la pièce de August Strindberg, Mademoiselle Julie (1888). Splendor Films en a profité pour faire venir de Suède une autre version, datant de 1951, et dirigée par Alf Sjöberg.

Il est évidemment intéressant de pouvoir se plonger dans les différentes œuvres simultanément… D’autant plus que les deux films sont très différents par leur style et par la façon dont y est mis en scène le texte strindberghien. Une pièce qui n’a pas perdu de sa force et même de son actualité. Et qui fut jugée si durement en son époque, en Suède, qu’elle n’a pu être d’abord montée qu’à l’étranger – Strindberg a d’ailleurs été un exilé pendant de nombreuses années – avant que les spectateurs suédois – ceux de Lund – puissent finalement la voir, mais en 1906 !

Strindberg a respecté la règle des trois unités. L’action se déroule en une soirée et une nuit dans la cuisine de la maison du père de Julie. S’y retrouvent épisodiquement la jeune noble, le valet Jean, et la cuisinière Kristin. Ullmann ouvre un peu le récit sur l’extérieur : Julie et Jean sont filmés dans la campagne – aux abords de l’habitation -, et aussi dans la chambre de celui-ci et quelques autres lieux intérieurs. Kristin est filmée dans sa chambre, dans un couloir. Mais, d’un autre côté, la réalisatrice a éliminé l’intrusion dans la cuisine des paysans chantant et dansant – puisque l’action a lieu lors de la fête de la Saint-Jean… lorsque Jean fait sa fête à Julie ! -, se concentrant de manière intensément dramatique sur les trois protagonistes, sinon respectant totalement la représentation en huis clos.
C’est d’ailleurs cette focalisation sur les personnages, et le jeu plutôt bon des acteurs, qui font la force du film, lequel ne présente pas d’intérêt particulier du point de vue cinématographique – à part, justement, celui de servir assez bien les trois personnages/acteurs, leurs discours et dialogues.

Kristin est touchante et a une réelle beauté, même si celle-ci n’a évidemment rien à voir avec la celle de Julie. Ullmann en a fait un vrai personnage, qui existe, dont on perçoit les émois intérieurs, la rigidité et la générosité. La vague présence de la cuisinière de la pièce prend ici pleine vie.
Colin Farrell joue son rôle comme il faut, en adoptant une apparence très bergmanienne. Pour notre part, il nous a parfois fait penser, avec sa mèche un temps rebelle, à Gunnar Björnastrand – l’acteur qui joue notamment dans Les Communiants. À un Björnastrand hollywoodien, certes, mais qui tire quand même son épingle du jeu dans ce film réalisé par l’une des égéries du natif de Faro. Quant à Jessica Chastain, elle perce l’écran de sa beauté insolente, de son visage anguleux, de son jeu précis et de son implication psychologique et physique forte… Même si les extrémités qu’elle atteint au niveau expressif lors de l’acmé du drame – le sacrifice de l’oiseau – peuvent paraître un peu forcées, ne sont peut-être pas amenées assez progressivement… Mais c’est aussi le problème de la direction d’acteurs et du découpage-montage.

Ressort bien de la version de Ullmann l’ambivalence et l’ambiguïté de Jean et de Julie. La manipulation de l’autre à laquelle chacun se livre ou que chacun tente. Le fait que quand quelqu’un dit qu’il aime, c’est parfois pour cacher le fait qu’il n’aime pas et qu’il ne cherche qu’à satisfaire un intérêt très égoïste et un désir pressant, et/ou que quand il dit qu’il hait, c’est parfois pour ne pas s’abaisser à révéler son amour, lequel pourrait devenir une arme aux mains de celui qui est aimé. Le fait que les personnages ne savent finalement pas où ils en sont eux-mêmes et sont leur propre dupe. Le fait que leur relation sème le trouble en leur for intérieur. Et en l’esprit du spectateur.
Il y a un jeu de séduction, de pouvoir entre les deux personnages qui repose sur le rang social et sur l’identité sexuelle, mais qui subit des retournements, des subversions, et qui provoque des résistances et des révolutions personnelles. Tout cela confine au rapport sadomasochiste, où les rôles peuvent parfois s’inverser, et l’on ne peut évidemment pas manquer de penser, pour ce qui concerne au moins le film, à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, à l’oeuvre de Losey : The Servant.

La Mademoiselle Julie de Sjöberg, dont William Lurson a déjà parlé il y a quelques jours dans les colonnes de Culturopoing (1), n’est pas la première version cinématographique de la pièce. Une toute première a été réalisée en 1912 par le Suédois August Falck et une autre en 1921 par l’Allemand Felix Basch, avec Asta Nielsen. Il n’est pas sûr que ces versions étaient connues des critiques en 1951, et celle de Sjöberg a frappé suffisamment les esprits pour obtenir le Grand Prix à Cannes – la Palme n’existe alors pas encore -, ex aequo avec Miracle à Milan de Vittorio De Sica. Là où le pari d’Ullmann est de conserver à son œuvre une dimension théâtrale, de la lui conférer, celui, réussi, de Sjöberg fut de faire Cinéma ! Tout en arrivant à amalgamer positivement aux images et au figuratif le texte, le verbe, qui ne changent pas fondamentalement de ce que Strindberg a écrit. C’est que le cinéaste est aussi un homme de théâtre. Il a monté la pièce en 1949, en dirigeant déjà Ulf Palme dans le rôle de Jean.
Sjöberg met en situation ce qui est évoqué, suggéré chez Strindberg. Il visualise ce qui est raconté par les personnages. Il place donc son récit, les protagonistes, dans les granges, la campagne, à l’air libre. Il invente aussi. Des figures secondaires comme celle d’une admiratrice de Jean, Viola. Comme cele d’un paysan-témoin : le très bergmanien Max Von Sydow. La rencontre entre Jean et Julie lorsqu’ils sont enfants.
Son film est fort dynamique : la caméra bouge beaucoup, le découpage est parfois heurté, la mise au point varie souvent au cœur d’un même plan. Et puis les personnages courent, courent… En fuite ou pas. Des promenades à cheval sont également montrées.
Une part importante de l’arsenal technico-expressif de l’art septième est convoqué. La surimpression, le chassé… Le montage productif – pour symboliser la copulation entre Julie et Jean. Et puis les flash-backs… Avec le choix important de lier directement, spatialement, le présent et le passé, parfois dans le même plan. Ce qui annonce évidemment un film comme Les Fraises sauvages. Et puis des plans qui ne sont pas véritablement des flash-forwards comme il a pu être dit ici ou là, mais la visualisation d’un conditionnel, de ce qu’un personnage imagine qu’il pourrait se passer – un suicide du comte.

Cet intérêt pour le paysage, le décor, la mise en scène, la forme filmique passe malheureusement ici, à notre avis, par le sacrifice des acteurs/personnages qui sont loin d’être convaincants et d’avoir la force et la beauté qu’on pourrait attendre d’eux – et qu’ils ont davantage chez Ullmann. Le personnage de Kirstin a sa place, mais celle, comique et un peu datée, d’une épouse laide, d’une présence secondaire qui n’est là que pour mettre en valeur la supposée fraicheur de la protagoniste.
Cela dit, il y a des moments très réussis où Sjöberg réussit à restituer la crudité du langage de Strindberg, la violence des rapports humains entre homme et femme, maître et serviteur, éducateur et enfant.

Il est assez merveilleux de voir comment on passe progressivement d’un espace-temps vif, ouvert, ensoleillé qui peut faire penser à la façon dont un Renoir ou un Ophüls ont adapté Maupassant, ou au Bergman de Souvenir d’une nuit d’été, à un espace-temps beaucoup plus dramatique et cellulaire : jeux d’ombres à dimension « expressionniste », cadrages penchés… On pense ici parfois à Hitchcock – le cinéaste anglais a affirmé avoir voulu engager Anita Björk pour son film I Confess après l’avoir vue jouer Julie, mais sans succès – ou à Bergman quand il introduit la Mort, la Nuit, la folie dans son cinéma.

Strindberg a sous-titré sa pièce : « Tragédie naturaliste ». Cette indication paralittéraire est importante. Car elle justifie peut-être au cinéma ce réalisme stylistique ci-dessus évoqué. Un réalisme qui ne doit pas faire oublier que le terme de naturalisme renvoie bien sûr au courant historique qui souhaitait mettre en lumière les pulsions profondes, primaires des individus. Strindberg a été influencé par Zola. Le metteur en scène André Antoine, chantre du naturalisme au théâtre, ne s’y est pas trompé qui a lui aussi monté la pièce de Strindberg, en 1893. Le naturalisme met en question les conventions et les hypocrisies sociales… Et fait parfois se rejoindre ou se valoir, patauger dans la même boue, ce que l’Homme dit civilisé cherche à distinguer, séparer en des dualismes réducteurs et fallacieux, rassurants – le transcendant et l’immanent, l’animal et l’humain, le masculin et le féminin, le noble et le vulgaire…
Pour ce qui est de la tragédie, il faut évoquer ce destin de la jeune femme qui a été malaimée par sa mère, ce problème de l’honneur qu’il faut à tout prix laver, ce sang qui entache le bonheur, l’interdit qui a été bravé et dont la transgression crée le désordre, ces distances mises entre les classes, qui ne doivent être franchies et qui, finalement, lorsqu’elles le sont, provoquent culpabilité et retour douloureux du refoulé. Et qui sont intériorisées au point d’enlever toute humanité à celui qui a tenté d’être humain ! Il faut évoquer le fait que les protagonistes sont condamnés à rester dans le milieu qui est le leur, sont enfermés sans beaucoup d’espoir de sortie dans leur cage sociale : Julie incarne la femme noble qui ne peut et ne veut échapper à sa condition ; Jean, le laquais qui ne peut et ne veut sortir de ses habits – surtout lorsqu’il les (re)met !
Un passage de la préface de la pièce, où Strindberg expose sa démarche et ses vœux en matière de théâtre, est d’une importance capitale pour comprendre cette idée de tragédie sans dieu(x), où le social et le naturel, le mental et le physiologique jouent le rôle prépondérant : « J’ai donc motivé le triste sort de mademoiselle Julie par toute une série de circonstances : les instincts profonds de la mère ; l’éducation désastreuse de la fille par le père ; sa propre nature et les suggestions du fiancé sur un cerveau faible et dégénéré ; ensuite et plus précisément, l’ambiance de la fête de la Saint-Jean ; l’absence du père ; le fait qu’elle a ses règles ; le fait de s’occuper d’animaux ; l’échauffement dû à la danse ; la pénombre de la nuit ; l’effet fortement aphrodisiaque des fleurs ; et enfin le hasard qui conduit les personnages à se réfugier dans une chambre retirée, ainsi que la hardiesse de l’homme excité » (2).

De la préface de Strindberg, il faut aussi retenir l’idée d’une Julie qui est moderne de par son féminisme et de par une misandrie qui tient de la conscience autant que de la folie, mais qui est aussi submergée par sa morale chevaleresque et moyenâgeuse : « C’est le hara-kiri de l’aristocrate, la loi intime, qui lui commande de s’ouvrir le ventre quand l’autre l’offense, et qui se perpétue sous une forme altérée dans le duel, privilège de la noblesse », écrit le dramaturge pour évoquer le suicide de la jeune femme. Un rapprochement que Sjöberg reprendra dans les années cinquante pour expliquer le succès remporté par le film au Pays du Soleil Levant (3).
On sait que Strindberg, à la fois pétri de contradictions et ayant progressivement sombré dans les affres de la folie, a été à la fois un grand misogyne et un progressiste qui a manifesté avec colère sa conscience que la femme est un être fondamentalement exploité. On comprend que le dramaturge, influencé aussi par Nietzsche, a probablement voulu faire de certains de ses personnages des sortes de surhommes : isolés et allant au bout d’eux-mêmes, cherchant désespérément la force au-delà de leur faiblesse constitutive. On pense principalement à Jean qui veut s’élever et qui fustige à la fois la populace et les faux puissants de la Noblesse de son temps.

Au regard de la version de Sjöberg, le film d’Ullmann peut à très juste titre décevoir. Mais nous maintenons à titre personnel que les deux films peuvent être regardés l’un après l’autre, ne serait-ce que pour le plaisir d’effectuer ce travail de mise en rapport, de comparaison… Le film de l’auteur d’Infidèle, donc, également, malgré son académisme. Le choix de l’Irlande comme lieu de l’action est évidemment dicté par les impératifs de la coproduction, et n’est pas véritablement marqué du sceau d’une quelconque nécessité interprétative et intellectuelle, mais il n’est pas non plus fondamentalement mauvais… Dans l’interview publiée dans le dossier de presse, la réalisatrice explique d’ailleurs avoir ainsi pu travailler, de façon significative, sur/avec différents accents : l’anglais pour l’aristocratie, l’irlandais pour le monde paysan et ancillaire.
Le choix ullmannien de montrer l’enfant Julie en tout début de récit est assez beau. Il lui permet d’insister tout en légèreté sur le traumatisme initial du personnage et rend possible la boucle tragique au niveau narratif et visuel. Ullmann, notons-le, prend probablement directement à Sjöberg le motif de la poupée, compagnon fétiche mais malheureux de l’enfant, comme l’oiseau le sera plus tard pour la demoiselle. La référence à Ophélie se trouve aussi justifiée par ce déplacement géographique et culturel. Doit être cependant précisé que le clin d’oeil artistique n’est pas seulement fait à Shakespeare, mais aussi au tableau de John Everett Millais. Car en tournant au Royaume-Uni et en utilisant la rousse Jessica Chastain, Ullmann peut évidemment se référer, dans ce film en couleurs, où la lumière est savamment bien que très artificiellement travaillée, à la peinture préraphaélite.

Enrique SEKNADJE

Notes :

1) L’article de William Lurson : https://www.culturopoing.com/cinema/alf-sjoberg-mademoiselle-julie-1951/

2) August Strindberg, Mademoiselle Julie, Circée/Théâtre, Belval, 2006 (Traduction de Terje Sinding), p.11.

3) Ibid., p.15.

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A propos de Enrique SEKNADJE

1 comment

  1. Claudine

    Je suis très impressionnée par votre commentaire sur le film de Alf Sjoberg que j’ai vu tout à l’heure, et j’y adhère parfaitement. il faudrait insister, incidemment, sur le fait que la lumière et le N&B velouté sont superbes, et les cadrages parfois très audacieux : vous avez raison d’évoquer Bergman. D’autres détails m’ont moins plu, notamment le fait que les acteurs ne soient pas très émouvants, ni leur jeu très nuancé : on ne joue plus ainsi aujourd’hui… Mais malgré tout cela reste un film passionnant. J’ai hâte, maintenant , d’aller voir celui de Liv Ullmann. Bonne soirée à vous 🙂

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