Judith Abitbol – « Vivere » (2016) – La vie en filmant

Judith Abitbol signe avec Vivere un documentaire-témoignage, une forme de journal filmé extrêmement touchant sur Ede Bartolozzi, une vieille femme qui vit au nord de l’Italie, et dont la santé va déclinant, jusqu’à la mort – elle souffre de la maladie d’Alzheimer – ; et aussi sur sa fille Paola – une amie de la réalisatrice, qui est pour elle, au moins au début du film, comme un guide – rendant régulièrement visite à sa mère, passant de longs moments avec elle. Et, donc, sur la relation entre ces deux femmes. Un film humainement essentiel, comme nous essaierons de le montrer au cours de ce texte.

Judith Abitbol filme depuis sa prime jeunesse. Tout le temps. Elle a composé et compose des courts, moyens et longs métrages. Mais elle accumule aussi des prises de vues, des rushes, sans forcément avoir un projet de film (1). Dans le premier cas, elle serait plutôt « cinéaste », dans le second, plutôt « filmeuse » – selon une expression qu’elle utilise elle-même, et que l’on associe évidemment à celle, similaire, d’Alain Cavalier.
Elle a eu aussi l’occasion d’expliquer ne pas chercher à faire « carrière », mais à simplement vivre… vivre en filmant – ou pour filmer -, filmer en vivant – ou pour vivre (2). On sait d’ailleurs que la forme très particulière de son oeuvre précédente – À bas bruit, en 2013 -, où une actrice lit un scénario devant la caméra, vient des rudes obstacles qu’elle a rencontrés pour obtenir les fonds qui lui auraient permis de créer une fiction, et de sa volonté de créer coûte que coûte. À bas bruit captivait cependant, et c’était dû au charisme, à la diction de l’actrice Nathalie Richard, et également à la forme très pensée et très posée qu’avait imaginée l’auteure.

En 2013, Judith Abitbol a commencé avec une jeune monteuse la numérisation et l’indexation d’une partie de ses rushes. Elle a tiré de ce travail un premier film venant de ses rencontres avec Ede, pendant huit ans, entre 2001 et 2009. C’est donc Vivere. Une œuvre d’une grande pudeur. On dira, et c’est un classique, que la réalisatrice a su faire preuve de beaucoup de patience, qu’elle a trouvé la bonne distance vis-à-vis du, des sujet(s) filmé(s). Elle explique d’ailleurs, à ce propos : « Quand je filmais Ede, je me tenais à une distance qui s’était installée naturellement entre nous, celle d’une affection immense et respectueuse. Sauf dans les plans où on la voit s’approcher de moi pour me parler ou m’embrasser, ne tenant aucun compte de ma caméra. Je ne la filmais pas à moins de deux mètres » (in Dossier de presse).

On s’en doute, le fait d’avoir à sa disposition une petite caméra fut d’une grande importance et aide pour la réalisatrice. Cela lui a permis de se faire la plus discrète possible – mais, en ne se cachant pas, en ne trichant pas -, pour obtenir la confiance de ceux qui étaient filmés et leur faire oublier l’appareil – ou leur faire considérer que sa présence était naturelle, non intrusive. Judith Abitbol est avec ses sujets, parfois en mode pause, certes – quand ceux-ci sont assis, dorment, attendent -, mais souvent en mouvement – de marche, de danse. Son dispositif est ici très différent de celui, volontairement statique, d’À bas bruit – cadrage physique vs cadrage géométrique, pourrait-on dire si l’on voulait reprendre les termes deleuziens (3).

On sent, en regardant le film, que le montage suit une ligne évolutive. Au début, Ede évoque sa jeunesse, elle se souvient… Et puis, brusquement, bien que non violemment – au niveau de la représentation audiovisuelle -, elle commence à perdre la mémoire, à chercher ses mots, à bafouiller, à ne plus pouvoir lire. Parfois à déraisonner (4). Et Paola explique à Judith Abitbol ce qui se passe, décrit certains symptômes. Quoique, comme certains critiques l’ont déjà mentionné, la maladie ne soit pas nommée. Elle n’est pas le sujet du film. Le sujet du film est une fin de vie et la façon dont elle est gérée par l’entourage de la personne malade et condamnée… le plus chaleureusement, radieusement possible.

Mais on sent aussi que Vivere est le fruit d’un choix de moments qui ne se suivent pas forcément chronologiquement. Dans certaines scènes, Paola et sa mère apparaissent plus jeunes qu’elles ne l’étaient dans des scènes précédentes. Ede se montre, dans certaines séquences, en meilleure condition physique et psychologique que dans des séquences vues auparavant – ce n’est pas seulement ici, cela dit, un problème de temporalité, mais aussi de rémissions ou d’aggravations dans la maladie. La structure du film est elliptique, éclatée, fragmentaire. Le résultat est manifestement le fruit d’un travail de tricotage et détricotage.

Le cœur de Vivere est donc la relation d’amour entre Ede et Paola… et aussi, et de plus en plus au fur et à mesure que le temps passe, entre Ede et Judith Abitbol/SaCaméra. Cette relation passe par les mots parlés. Mais aussi et beaucoup par les mots chantés, la musique. Ce qui est de l’ordre de la communication sensorielle… La danse. Le toucher, le contact de peau à peau.

Tout au long du film, Paola et Ede s’embrassent, se prennent dans les bras, virevoltent ensemble – on entend la chanson Volare -, échangent rires et sourires. Elles ne cessent de le faire.

On pourrait croire à un lien fusionnel, à une passion, à une obsession. Que le cordon ombilical n’est pas coupé ! Le terme d’ « amour fou » est d’ailleurs utilisé par un journaliste de France Culture qui a invité Judith Abitbol il y a quelques jours (5).

Notre point de vue personnel n’est pas celui-ci. Il n’y a pas lieu de faire une analyse clinique de cette relation. De se poser la question de son éventuel caractère pathologique – et d’ailleurs, il est arrivé à Judith Abitbol d’émettre l’hypothèse d’un amour « sans névrose » entre les Paola et Ede. Le film ne doit pas tromper l’oeil. Il concentre huit années de vie, et est centré sur le couple mère-fille. Le choix est fait de montrer ces moments, et principalement eux. Non pas d’autres moments où la distance fut probablement inévitable, nécessaire. Paola s’absente parfois, Judith Abitbol également… C’est dit dans le film. La réalisatrice l’a expliqué dans l’entretien à France Culture susmentionné, mais on s’en doute en voyant Vivere : elle a souvent arrêté sa caméra, les deux femmes – Paola et Judith – s’occupant hors film de la mère souffrante. Le choix a été fait, aussi, de ne pas montrer les passages trop « durs » de la vie d’Ede lorsqu’elle tombe malade, se soigne, est soignée, perd pied.

Ce qui compte ici, c’est l’accompagnement, le chemin parcouru ensemble. C’est la présence à l’autre, pour l’autre ; le contact. La joie et le bien-être. L’existence vécue jusqu’au bout dans la plus grande plénitude possible – malgré les bas qui accompagnent forcément les hauts ou les moments relativement calmes ; malgré les vides, les trous de mémoire, les absences, les migraines. En ce sens, la démarche qui est celle de Paola et de son amie filmeuse est une leçon de vie – qui n’a rien de didactique évidemment ; qui est plus suggérée qu’assénée. D’ailleurs cette leçon est donnée par tous ceux qui sont autour d’Ede… Tout le monde est proche d’elle, en contact physique avec elle. Et cette leçon est donnée par Ede elle-même, qui ne manque pas une occasion de toucher ceux ou celle qu’elle rencontre au fil de ses déplacements – repas chez d’autres membres de sa famille, chez des amis ; fête du village ; séjours à la maison de soins. C’est une question de culture, et d’intelligence. Le lieu est de ce point de vue important : l’Italie, l’Émilie-Romagne, le village de Modigliana (6).

La souffrance, le chagrin sont là, bien sûr, et ils sont inévitables, tout à fait normaux ; mais ils sont atténués ; ils ne se ressentent pas, ou pas aussi fortement que si les choses se passaient autrement… dans l’agitation, la nervosité, le culte de la souffrance que nos sociétés apprécient tant. Ce n’est pas un hasard si Judith Abitbol fait advenir la mort d’Ede en une ellipse, et une ellipse quasi imperceptible. C’est pour signifier que cette fin, dans les conditions qui sont décrites, arrive – à un certain niveau de perception et de vécu – comme insensiblement, sans douleur, ou sans douleur inutile. Comme une caresse…

Vivere est bien un hymne à l’Amour, à la Vie… À la vie d’Ede – une vie filmiquement ouverte au lendemain, à l’avenir, éternelle. Nous est d’ailleurs subrepticement venue à l’esprit la toute fin de Mia Madre de Nanni Moretti en voyant celle de ce film.

Vivere est le premier volet d’une série d’oeuvres qu’envisage de réaliser Judith Abitbol à partir de ses rushes personnels. Le cycle d’ensemble s’appelle Certains fruits de l’asile. Et la cinéaste-filmeuse de déclarer : « L’asile, c’est ce que je nomme depuis toujours mon abri, mon refuge. Les fruits de l’asile, ce sont les fruits de ce que je filme en tant que filmeuse et non pas en tant que cinéaste. Le prochain fruit de l’asile est un film de 25-30 minutes sur un escargot, il va y avoir un film sur Paola, un autre sur la forêt noire en Allemagne qui est très importante dans ma vie, et peut-être un sur le village de Modigliana. » (7).

 

Notes :

1) « Mon père m’a offert une caméra Super 8mm quand j’avais onze ans et j’ai commencé à filmer, tout. Des films très courts, fragments de regards par centaines, poétiques, expérimentaux, réalistes, documentaires, familiaux. Je n’ai presque jamais cessé » (in Dossier de presse).

2) Cf. le site présentant la biographie de Judith Abitbol : http://www.lesgensducinema.com/biographie/AbitbolJudith.htm

3) « Aimantée. Je filme avec mon corps, un film c’est du corps. Il s’agit souvent d’intégrer la caméra pour la faire oublier et moi avec » (iin Dossier de presse).

4) Ede ressasse quelque chose comme « Paysanne je suis née, paysanne je mourrai ». Très intéressant. Elle dit ce qu’elle n’est pas, cette femme qui d’ailleurs passera une partie de son temps devant son miroir. Mais elle dit aussi ce qu’elle est : venue de la terre et destinée à retourner à la terre.

5) Cf. « Judith Abitbol & Pippo Delbono – Je t’aime à l’Italienne », in Ping-Pong, de Marti Quenehen et Mathilde Serrell, 16 janvier 2017 : https://www.franceculture.fr/emissions/ping-pong/judith-abitbol-pippo-delbono-je-taime-litalienne

6) « (…) il y a ce qu’était Ede, cette tendresse, cet amour et cette joie. Et il y a aussi ce que sont les Romagnols. L’Emilie-Romagne, c’est la région de Fellini et de Mussolini. Les Romagnols sont insensés : ils rient tout le temps, même des choses les plus graves ». In Nicolas Bole, « Vivere – rencontre avec Judith Abitbol » (15 décembre 2016) : http://leblogdocumentaire.fr/primeurs-blog-documentaire-9-vivere-rencontre-judith-abitbol/

7) In Ibid.

 

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A propos de Enrique SEKNADJE

2 comments

  1. Vivere est un film d’une rare élégance. Un film essentiel, oui.
    On est saisi par sa beauté, par son rythme au plus près des corps, par la chorégraphie du lien entre une mère et sa fille. On est saisi et on est accompagné par le travail patient de l’image qui capte avec pudeur la grâce fragile de la vie et des êtres, comme Judith Abitbol sait le faire d’une manière unique.
    Et comme on est touché par la force du lien, et le choix rare d’une fille d’accompagner sa mère vers sa fin, dans la dignité.
    Comme on ressent aussi la retenue de ne pas tout montrer. Car VIVERE ne va jamais dans le pathos.
    VIVERE est une lettre d’amour. C’est une caresse sur la vie qui s’en va, qui fait naitre la joie au lieu de notre humaine finitude.
    MERCI, Madame Abitbol.

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