La restauration d’Insiang est un heureux événement : il inaugure la redécouverte voir la renaissance de Lino Brocka, cinéaste rare mais indispensable riche d’une oeuvre qui réunit plus de 50 films. Une figure donc essentielle du cinéma philippin mais aussi un grand agitateur d’idées et un militant politique fièrement dressé contre le régime dictatorial de Ferdinand Marcos installé depuis 1965. Un statut politique qui a son importance pour saisir l’urgence qui anime son chef d’œuvre et qui transcende le brûlot social en fable cruelle et fiévreuse. Car, dans Insiang, c’est avant tout les corps qui hurlent le désarroi d’un pays en déroute.

11 jours. C’est le temps qu’il aura fallu à Lino Brocka pour imprimer côté support l’état d’urgence d’un pays dépassé par une surpopulation en proie à un délitement social que même le cadre ne peut contenir. 11 jours rapides d’un tournage à l’arraché qui privilégie la manifestation d’un désarroi au détriment de son analyse. Il faut imprimer, coûte que coûte. Si Insiang fait œuvre de témoignage voir de « mémoire », c’est avant tout son énergie brute qui sidère. Nourri des idées déjà bien forgées par le passé militant de Lino Brocka, le film déroule dans l’urgence son implacable colère comme un brûlot, outre-passe le message pour mieux asséner frontalement son cinéma un état de crise. S’il y a discours politique, on peut voir Insiang comme un geste politique en soi : sa fabrication et ce qu’elle engendre sont au diapason du message, l’œuvre toute entière transpire la colère et le désarroi, semblant se suffire à elle-même par ses images et ses sons. Il y a peu de discours mais beaucoup d’expression dans Insiang. Rarement le geste politique aura autant épousé et nourri le geste cinématographique.

Pour s’exonérer d’un trop long travail d’écriture, Lino Brocka détourne un modèle connu. Insiang, c’est un peu Cendrillon : la fille mal-aimée dont la vie est une corvée, coincée parmi des figures tutélaires qui s’imposent à elles sans vergogne. D’un côté une marâtre vieillissante et castratrice, de l’autre, un amant fougueux et viril, ogre dévoreur et violent. Au milieu, un prince qui se révélera finalement manipulateur et lâche. Dehors, il y a le peuple, innombrables âmes esseulées qui ploient sous le manque d’espaces privatifs et qui se côtoient dans la sueur et les déchets, se dissolvent dans un capharnaüm sonore au bord de l’inaudible. Le royaume et ses dirigeants sont absents mais la situation ne fait que transpirer, voir puer leur incompétence et leur veulerie.
Le récit simple de Lino Brocka n’est que le détournement de figures mythiques qui doivent autant au conte qu’à la tragédie shakespearienne. Mais Insiang en est une sorte de reflet qui prendrait vie non pas dans un miroir déformé mais dans une flaque d’eau stagnante et putride. Une idée finalement simple mais audacieuse pour une tragédie familiale matinée de triangle amoureux. Une histoire aux relents bien sur symboliques mais transcendée par la mise en scène remarquable de Lino Brocka qui se livre totalement à son art des images et des sons.

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Surpeuplés, les bidonvilles de Manille éclatent les limites d’un cadre qui ne peut saisir dans sa totalité la densité que représentent ces multiples corps qui ne cessent de le déborder ou d’entraver la vision du spectateur. Rivée au sol, la caméra de Lino Brocka et sa bande-son saturée restituent parfaitement la nature anxiogène d’un monde désespérément clos et sans avenir qui écrase les personnages comme une fatalité.
L’habitation sommaire qui réunit Insiang, sa mère et son amant souffre de la même problématique : on y chie, on y travaille et on y baise avec la même promiscuité. A la façon de l’ange exterminateur bunuelien, Insiang sent la sueur de l’effort – qu’il soit sexuel ou professionnel – et les corps ne cessent de transpirer dans un espace confiné jusqu’à l’étouffement. Seuls les miroirs semblent offrir un espace supplémentaire à investir comme autant d’éphémères échappatoires : les monstres s’y reflètent désespérement, tout comme la misère du monde. Les miroirs ne sont qu’un cadre dans le cadre déjà malmené : Insiang ne traversera pas le miroir, Alice est bien coincée dans la ville. Face à cette intolérable promiscuité, les individus pleurent et hurlent, les corps se chevauchent tant bien que mal pour récupérer un peu de leur espace,  exultent pour crier de leur droit d’existence.
Cet espace, il se conquiert avec force. C’est donc la prédation et la cruauté qui régit les rapports humains. Entre hommes – Bebo le prince et Dado l’ogre – comme entre femmes – Insiang et Tonya, sa mère –, la lutte est amère voir impitoyable. Elle offre un couloir pour exprimer une domination qui prend le visage d’une prédation libidineuse. Le conte de Lino Brocka baigne tout entier dans un érotisme torve, frôle le film trivial voir cochon. Mais on sait que les cochons finissent éventrés à l’abattoir (tétanisante scène introductive) et on devine le même destin pour l’amant prédateur,  assassiné par la haine dans une scène qui réanime la jouissance trouble de la série B avec une inquiétante obscénité.

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Dans cet enfer, Insiang surnage. Elle sourit mais elle n’est pas un ange, Insiang. Elle est une beauté magnétique à laquelle Lino Brocka concède quelques instants suspendus dans la narration et un peu d’espace dans le cadre. Insiang surnage dans cet enfer, jouant de ses charmes pour déjouer le monde et ses multiples pièges. Elle est belle Insiang et lorsqu’elle s’offre à un homme, ses ébats sont déréalisés, naviguent entre rêve et réalité (utilisation géniale de la moustiquaire pour ambiancer les scènes d’ébats). Elle semble, un instant, hors de ce monde et flottante, protégée par un linceul qui la désincarne comme ultime recours face au poids du monde et à l’exiguïté des espaces. Elle semble retrouver la douceur.

Mais ces instants volés ne sont qu’un leurre. La maligne Insiang aura un temps renversé la mécanique du film a son avantage, dressé son propre portrait en faux. Dans une fin renversante – censurée par le gouvernement philippin – qu’on laissera soin au spectateur de découvrir, la cruauté de la fable se dévoile : si une belle fleur peut pousser sur de la merde, elle ne saurait dès lors se défaire de ses épines. Insiang, c’est le tragique destin d’une femme devenue une rose.

Insiang.
Un film de Lino Brocka.
1976 / Philippines / 95 minutes.
Copie restaurée 4K. 1:37
Distribution : Carlotta

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