Gildas Nivet et Tristan Guerlotté – "El gran Dragon"

Très bien documenté El grand dragon traduit pleinement les implications sans faille de ses deux réalisateurs, Gildas Nivet et Tristant Guerlotté (qui en assurent aussi fait l’image, le son, la production, post-production) et des intervenants. El grand dragon a les qualités de ses défauts : il pèche par sa générosité et la prolifération d’infos égare parfois le spectateur en route. Peu importe : instructif en diable, le documentaire délivre un message salutaire quant à l’avidité de la civilisation au détriment de  la sauvegarde d’un savoir ancestral, la déforestation pour exporter le bois d’Amazonie, au prix de la perte de ses plantes médicinales.

 

Le dragon du titre symbolise le savoir ancestral, menacé par l’industrialisation, la bataille de la médecine moderne contre la traditionnelle ; possiblement, le dragon qui apparaîtrait lors de visions générées par la plante magique : l’ayahuasca ?
Le tandem de réalisateurs a sillonné l’Amazonie pour rencontrer les intervenants de leur film, puis pour le diffuser ensuite dans des villages. Avant de sortir dans les réseaux de distribution, El Gran Dragon a d’abord été projeté dans les villes et villages péruviens qui avaient été filmés lors du tournage. Une façon loyale de partager la connaissance, de même que les intervenants livrent des secrets de médecine ancestrale et luttent pour son maintien. Tout le documentaire est structuré autour d’entretiens  croisés d’un guérisseur végétaliste, le directeur de l’IMET ( Institut de la Médecine Traditionnelle), un ayahuasquero, des botanistes, un tabaquero, un membre d’associations pour la défense de la forêt, un chamane, un garde forestier…
Le sujet est captivant, mais l’appréhension parfois maladroite et la prolifération d‘interventions provoque une singulière déperdition de rythme. On regrette de ne pas suivre plus longtemps le guérisseur quand il évoque les apparitions de son grand-père le guidant dans ses rêves ou encore, même si le hors-champ lors de la cérémonie d’ayahuasca génère un certain mystère (quatre minutes de noir total, on entend juste les chants de la cérémonie, quelques rires, cris, et sons de la nature environnante), quand le chamane conclue : « vous avez vu comment on guérit », ce qui est d’autant plus frustrant que nous n’avons rien vu.  Aussi, les visions évoquées sous ayahuasca manquent de support visuel, l’arbre lupuna le plus haut et fort de la forêt amazonienne est montré subrepticement là où on aurait souhaité davantage s’appesantir. Ce déséquilibre dans le dosage d’informations de plans rend le discours souvent abstrait : on en viendrait à souhaiter un témoignage d’une personne guérie d’un mal-être par les plantes. On voit un ex-infirme à l’IMET mais très brièvement.
A force d’interviews de spécialistes passionnants, certes, mais nous faisant passer d’une confidence sur la transmission du savoir d’un grand-père guérisseur à un garçon de huit ans,  de la relation de visions sous ayahuasca (plante hallucinogène), de l’alerte sur la déforestation…on finit par perdre  le fil.
A propos de fil, peut-être  manque –t-il un fil rouge: un narrateur  qui serait notre guide et non toutes ces voix aussi érudites, impliquées et précieuses soient-elles ? La piste narrative proposée initialement est prometteuse mais ne retrouve d’écho qu’en fin de parcours : raconter ces croyances sous la forme d’une légende qui se perpétue de générations en générations. Comme cet homme qui relate devant un feu une histoire se déroulant en Amazonie lors de la fête du village, quand des dauphins sortent du fleuve apparaissent en gringos et séduisent les filles du village. Le jour se levant ils doivent fuir la lumière du jour, perdent leurs chaussures qui se transforment en poissons, leurs chapeaux en raies, leurs montres en crabes, etc…      Retour au conte comme force de transmission, seulement lors des dernières minutes quand un des intervenants revendique la nécessité des mythes de la civilisation pour que le savoir survive.  Une belle piste qui aurait pu être davantage exploitée.  A la  légende des dauphins-gringos succèdent de beaux plans larges du paysage amazonien souvent appréhendés en travelling voiture et de saisissants gros plans sur des champignons, insectes, plantes…   Le premier entretien, celui d’un ayahuesquero résume toute la démarche vitale des cinéastes : ayant grandi dans la foret, sa mère lui appris à soigner avec  les plantes ; «  Je suis comme un porte-parole des plantes, ce sont elles qui m’enseignent » .

 

 

Tout l’enjeu fort du film est résumé ici: «  poursuivre les médecines sacrées, se souvenir du passé. » Comme le confirmera une membre du jardin botanique : « Ce sont les pays andins qui ont le mieux conservé la médecine traditionnelle ». Or, malgré une convention au Pérou visant à soutenir la médecine traditionnelle, elle est mise à mal par l’administration péruvienne, qui tronçonne les arbres précieux des forêts, démolit ses richesses, pris en étau entre une volonté de se développer et une autre de sauvegarder : garder ses trésors naturels et rester pauvre ou bien, s’enrichir au détriment de son patrimoine ancestral ? Tel est l’éternel dilemme.


 

Parfois pataud et dilué, ce plaidoyer pour la survie du savoir ancestral et des médecines naturelles a beau être n’en demeure  pas moins  touchant  et essentiel, de par sa dimension  politique indéniable : affres de la mondialisation, guerre de l’industrialisation : vidéos, nouvelles technologies… contre la médecine traditionnelle, le savoir des plantes. L’être humain viserait à donner accès à la connaissance, non par le pouvoir de plantes naturelles, mais via des canaux désincarnés, tel internet qui produirait des sortes de vidéo-manuels de médecine, la pédagogie virtuelle remplacerait l’expérience humaine.  En cela le travail de Nivet et Guerlotté est remarquable, les liens qu’ils ont tissé avec les autochtones sont indéniables. La transmission du savoir opère, nonobstant les quelques maladresses.
El gran Dragon se regarde avec un vif intérêt et nous éveille.

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