Entretien avec Marielle Issartel  | 2 |  le cinéma de Charles Belmont

Charles Belmont reste un personnage très singulier, tant pour l’accomplissement de son langage formel – aidé en cela par d’excellents collaborateurs : les chefs opérateurs Jean-Jacques Rochut puis Philippe Rousselot, et bien évidemment Marielle Issartel au montage et au scénario –, que pour l’énorme appétit culturel qui se manifeste dans son cinéma. Pour la Musique de toute évidence, la Danse, mais aussi l’Animation, la Couleur, le travail du son et des bruitages ; soit un kaléidoscope de sensibilité qui anime avec beaucoup de vie, et un semblant de versatilité, le cours de ses films. Nous évoquons avec Marielle Issartel la singularité de cette écriture cinématographique, et les étapes de son invention du scénario jusqu’au tournage…

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Le générique en animation de Monique Renault pour « L’Écume des jours » et l’un des décors de Pace

Ce qui est assez impressionnant en voyant tous ses films, c’est que l’on a l’impression, que tout est quasiment en place dès le premier. On y sent déjà la sensibilité pour la musique, et que le projet de comédie musicale est presque déjà là, en creux… En regardant les films, on peut aussi bien imaginer que Charles était un artiste plasticien – parce qu’il y a un souci manifeste des images et des couleurs – qu’un musicien…

…écrivain aussi, car il écrivait les scénarios de ses films très bien. Je pense d’ailleurs en éditer certains – tout seuls – parce qu’il y avait une écriture particulière dans ses scénarios. Il suivait une humeur, et écrivait les images qu’il avait en tête, à la différence de ce que l’on fait souvent. D’habitude, on écrit des scènes, des séquences, des dialogues, et puis on traite l’image plus tard. J’ai collaboré à d’autres scénarios, notamment un de Mosco Boucault, qui est devenu documentariste depuis. Mosco était assistant sur « Pour Clémence » et je l’avais connu en montant l’un de ses courts-métrages (…). Quand j’ai commencé à écrire avec lui, il m’a dit « non, arrête d’écrire, parce que tu m’imposes la mise en scène ». Donc on parlait et il écrivait. Parce qu’effectivement, on n’écrit pas une phrase de la même façon selon qu’on voit d’abord un gros plan d’un homme qui se promène dans la forêt et ensuite la forêt, ou si c’est le contraire. C’est vrai que Charles mettait de la mise en scène dans son écriture, mais il pouvait encore tout bouleverser, car ce n’était pas fixé en termes d’échelles de plans. Il n’y avait pas du tout un découpage technique. Il rajoutait les numéros de séquences après coup. Non, il écrivait un récit de ce qu’il voyait et ressentait.

Quand on voit « Rak » ou « Pour Clémence », on est frappé par la complexité de la grammaire cinématographique. De suite, on se pose la question de savoir si tout est décidé en amont dans l’écriture – même si ce n’est peut-être pas tout à fait verbalisé – ou non…

Oui, les scénarios étaient déjà comme ça. C’est-à-dire que « Pour Clémence » et « Rak », qui sont tous deux des mélanges de chronologie, avec en plus, en ce qui concerne « Pour Clémence », des morceaux d’espace qui ne se rapportent pas directement au héros mais à la narration générale, c’était écrit. Le processus d’écriture, comme je l’ai dit durant la rétrospective, vient chez Charles de quelque chose d’intime qu’il a personnellement vécu. Pour ces deux films, il a d’abord écrit à la première personne, sur la base de sentiments mêlés sans chronologie, puis il a cherché, développé, rajouté des éléments ; il a réfléchi, on a réfléchi ensemble (Marielle Issartel a contribué à l’écriture des scénarios de plusieurs films de Charles Belmont dès « Rak » ; elle cosigne à part égale celui de « Pour Clémence »). Il y a donc beaucoup de lecture et de documentation intermédiaires, et ensuite, on revient tous les deux au travail en chambre, pour lier le tout, trouver des scènes, se les échanger, sans plus savoir au final qui est l’auteur de quoi. C’est un peu comme pour « Les Médiateurs… » : tout était écrit, mais ça ne l’était absolument pas au niveau du découpage technique. Charles tenait à le faire sur place avec le chef op. Ils le trouvaient ensemble, une fois que les contraintes du décor étaient bien assimilées (d’autant que l’on ne tournait pas en studio), et quand ils connaissaient la façon de se mouvoir et le jeu des acteurs. Charles prenait du plaisir à créer avec un autre créateur que lui ; et le chef op n’était pas pour lui, seulement quelqu’un qui obtempère.

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Auguste Pace et André Michelin évoquent le tournage de « L’Écume des jours »

Le travail sur ses films se faisait toujours dans une logique d’échange. C’était très agréable. Pace (Agostino Pace, chef décorateur) le dit dans le documentaire que j’ai fait sur « L’Écume des Jours ». Charles avait une vision du film bien à lui, mais il aimait choisir des collaborateurs inventifs, les laisser s’investir. Il souhaitait qu’ils apportent leur propre créativité. Il n’y avait pas de conflit d’égo : on composait ensemble sans avoir la crainte de se tromper, car si on allait dans une mauvaise voie, ce n’était pas grave. De mon côté aussi, le montage était très stimulant. Sur « Qui de nous deux » par exemple, quand Bethsabée rencontre R pour la première fois, les plans sont complètement muets. On y voit juste une jeune fille qui rencontre un jeune homme, point. Là, il m’a fallu tester quatre ou cinq versions avant de trouver la bonne solution pour le film. Mais il n’y avait jamais de problème. Si ça ne marchait pas, ce n’était jamais une affaire de personnes.

Dans « Pour Clémence », le scénario était très éclaté, comme dans le film. Après, encore fallait-il le monter. Et on ne reproduit jamais exactement : c’est écrit d’une certaine façon et on monte un peu d’une autre. Avec Charles, on parlait toujours avant de monter, on dérushait. Je faisais une proposition, et ensuite on retravaillait ensemble dessus. Même s’il avait des choses en tête, il laissait arriver les miennes. Pour Philippe Rousselot (chef opérateur sur « Pour Clémence », et avant cela, sur « Histoires d’A »), avec qui Charles s’est tellement bien entendu, c’était une élaboration commune, instantanée, qui se faisait sur place avec beaucoup de subtilité. Avec Rochut (Jean-Jacques Rochut, le chef opérateur des films précédents) dans « Rak », c’était la même façon de procéder. Je ne sais pas comment était le scénario de « L’Écume des Jours », mais au premier passage à l’Avance sur recettes, il a été refusé au prétexte qu’il était littéraire, et non cinématographique. Charles a demandé à un assistant de reporter sur le scénario des numéros de séquences sans rien changer. Le scénario a été accepté à la seconde présentation, car il était devenu « cinématographique ». Comme je le disais, Charles ne faisait jamais de découpage mais on pouvait très bien l’imaginer en lisant le scénario. Ne serait-ce que la ponctuation, la façon de placer le retour à la ligne… C’était une indication manifeste de plan, sans compter que dans l’écriture, on sentait bien quand il s’agissait d’un gros plan ou d’un plan d’ensemble, de plans courts ou d’un long plan en mouvement.

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Philippe Rousselot et Charles Belmont sur le tournage de « Pour Clémence »

les lignes de fuite, l’éclatement du récit : 

Dans la plupart de ses films, Charles a montré des personnes qui n’étaient pas rattachées directement à l’histoire. On y trouve des plans de gens, qui sont dans le métro (« Pour Clémence »), dans la rue, sur les Champs Élysées (« Rak ») ; on les regarde. Il y a une histoire potentielle sur eux, qu’il ne raconte pas, mais elle reste possible. Il y a aussi des moments d’évasion dans « Rak ». On sort du récit pour aller voir des gens à l’hôpital, ou bien alors, on entend leurs voix. On voit des petits vieux dans un hospice de Nanterre, un mouroir, qui existait à ce moment-là. Il y a aussi les mineurs qui sont plus directement liés à la narration. Dans « Pour Clémence », c’est dans le métro, sur le périphérique, dans les bureaux, et de la même façon dans « Qui de nous deux », ce sont les passagers du bus. Ces choses-là aussi, étaient entièrement écrites par Salomé (Salomé Blechmans, fille du réalisateur et auteur du récit, adapté pour ce film). Il y avait tout un tas d’anecdotes pour bien nous faire comprendre ce que c’est de voir les gens, matins et soirs dans le bus (…). En plus de cela, il y a aussi dans les films des plans de ville, du paysage, des lieux, qui resituent l’histoire, et nous permettent en même temps de nous reposer. Ils apportent des pauses, de la musicalité. Cette espèce d’ouverture vers des plans à priori « inutiles » – qu’on ne t’autorise pas du tout à la télé ; ce qui rend les téléfilms sans mystère – est présente dans tous ses films. Même dans « L’Écume de jours » – qui est le plus contraint d’entre eux, du moins par l’histoire, puisque c’est une adaptation du livre de Vian —, il y a quand même un aperçu des bidonvilles (ceux de Nanterre). C’est forcément moins poussé, mais c’est déjà là. Ce sont des perceptions du monde, qui ne sont pas celles, directes, des personnages. (…)

C’est d’ailleurs assez surprenant quand on voit les films, de sentir une forte cohérence et une grande lisibilité de la trame narrative, malgré cet éclatement formel ou cette diversité des points de vue. Ce qui pourrait passer pour des digressions, et presque des caprices à première vue, est lié organiquement à la trame narrative du film.

Oui, ça fait partie organiquement du film. C’est-à-dire que les montages ne sont pas que narratifs, ils sont aussi discursifs. Comme on le dit dans certains livres théoriques, ils fonctionnent aussi par correspondance, par affinité. Tous ces montages-là, il faut qu’ils soient réussis. Bien évidemment, c’est très plaisant à faire pour moi. C’est comme un tableau. Ça peut être fait de plein de choses disparates qui peuvent tenir ou non. Et ça ne fait pas, ou bien ça fait, un tableau. Chez lui en revanche, ça fait des tableaux ; et surtout, des films qui peuvent se revoir parce qu’ils ont leurs propres musiques. A la limite, tu n’es pas obligé de tout regarder ou de tout entendre. Tu es dans un flux, un flot… Je ne sais pas si le mot est adapté mais c’est le seul qui me vienne à chaque fois : je dis que ses films ont du groove. (…)

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Une séquence en animation et collage dans « Pour Clémence », réalisée par Stef Grivelet et Pierrette Gherardini

Oui c’est une musicalité qui joue à plusieurs niveaux dans les films, mais par contre, on ne sent pas que la construction est trop concertée, formelle ou cérébrale. Cette manière de déconstruire la chronologie et la narration, cela peut évoquer le travail de Resnais, mais on sent que la structure est un peu plus souple et intuitive…

En fait je trouve que le travail de Resnais, dans certain films, est comme ça. Cela dépend desquels, mais il y en a où il parvient à donner une musicalité même dans un film cérébral, construit sur des éléments hétéroclites. Il y a notamment « Mon Oncle d’Amérique » que j’aime énormément, et que je montrais à mes étudiants quand j’intervenais dans des écoles de cinéma. Je trouve qu’il y réussit très bien à lier trois trames, qui peuvent être très pénibles et didactiques si on les considère séparément, mais qui deviennent très enthousiasmantes, dès lors qu’on parvient à sentir l’espèce de musique qui est en dessous. Un galet, avec un lichen, une parole, ça fait tout ça, ça tisse un ensemble avec ses liens, ses échos, sa musique. Ça dépasse la simple addition d’éléments. A quel film, faisais-tu allusion quand tu parlais de cérébralité chez Resnais ?

C’est-à-dire que dans certains films, on sent qu’il s’agit d’un échiquier un peu abstrait et ludique, où les personnages sont davantage des figures au sein d’une sorte de puzzle, qui fait un peu procédé. Je pense à « La Guerre est finie », ou même à « Providence ». C’est souvent très beau, mais ce qui fait le charme supplémentaire des films les plus réussis comme « Mon Oncle d’Amérique » ou bien « Muriel », c’est qu’il y a en même temps des personnages forts, et une dimension chorale très vivante…

Oui, je vois. De toute façon, c’est un génie même si je n’aime pas beaucoup des films plus récents, comme « Smoking/Non Smoking » ou « Pas sur la bouche ». Ceci dit, « Les Herbes Folles » était un beau film… Charles, lui, si tu veux, il avait des sentiments quand il commençait à écrire. Ce n’est qu’après qu’il développait sa réflexion, sur la médecine dans « Rak » ou, dans « Pour Clémence », sur la façon d’employer son temps quand on ne travaille pas. Ensuite, tout ça était ingéré, pour le mettre dans le, ou les personnages, et passer à l’écriture véritable du film, en tant que film. Il y glissait aussi tous ces décalages qu’il aimait bien, comme les deux voix off qu’on appelait Bouvard et Pécuchet, et dont on ne sait rien dans « Pour Clémence », ou ceux qui surveillent les gens depuis leurs moniteurs et ricanent sur eux. (…) Charles ne s’interdisait rien. Comme il était son propre producteur dans « Pour Clémence », il a pris des risques au niveau de l’image qui est très belle, avec des nuits, des noirs, des nuances pourpres… Mais aujourd’hui, le film a besoin d’un beau DCP, en repartant d’un bon élément d’origine, avec une meilleure compression, pour qu’on puisse vraiment l’apprécier, sans avoir des noirs bouchés comme dans la copie vidéo actuelle. (…)

à suivre,
troisième partie de l’entretien : les projets non réalisés

Propos recueillis par William Lurson le 20 avril 2015 – un grand merci à Marielle Issartel.

Les images proviennent du blog « L’œuvre du cinéaste Charles Belmont » et des documentaires « Charles Belmont, soleil noir » (Universciné – réalisé en 2012 par Pierre Crézé) et « #Ecume68 » consacré à « L’Écume des Jours » (réalisation de Marielle Issartel).

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A propos de William LURSON

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