Entretien avec Karim Aïnouz – « Praia do futuro »

À l’occasion de la sortie de Praia do futuro ce mercredi 3 décembre, Culturopoing a rencontré le réalisateur brésilien Karim Aïnouz. Ce superbe film tourné entre Fortaleza et Berlin avec trois protagonistes masculins était en compétition au dernier Festival de Berlin. La semaine dernière, il a fait l’ouverture, à Paris, du 20ème festival Chéries-Chéris.

 

Culturopoing : Quelle était l’idée de départ de Praia do futuro ?

Karim Aïnouz : Il y en a plusieurs, mais un point de départ très important était l’envie de faire un film qui parle de l’affection entre hommes, qui ait des personnages masculins et parle de l’amour entre ces hommes, dans ses différentes formes, ainsi que de thèmes rattachés à la notion de masculinité comme la peur et le courage.

J’ai l’impression qu’on vit une époque où la peur est toujours présente et le risque assez absent. Ici, on voit quelqu’un qui quitte sa vie pour aller ailleurs, pour vivre une aventure. Là où le film commence, la mer est toujours présente, mais pas en tant qu’espace hédoniste… Elle est vue comme une frontière, quelque chose qui sépare du reste du monde, et de l’inconnu. J’ai toujours voulu faire un film ayant comme point de départ l’image d’un personnage qui regarde toute la journée l’horizon, et qui imagine ce qu’il y a au-delà. Les maîtres-nageurs du début font cela : la plupart du temps, ils sont dans leurs tours à scruter l’horizon, et à attendre. Car tout en étant la frontière absolue, la mer, c’est aussi l’espace de l’avenir. Regarder au loin, c’est aussi sentir l’appel de l’aventure. Tous les personnages ici partent à l’aventure. Ils se jettent à l’eau, se grisent de vitesse en moto : ils n’ont pas peur de l’aventure, de découvrir des choses nouvelles. Pendant le film, on a souvent pensé à Moby Dick.

 

La géographie de l’intrigue, c’est-à-dire les lieux où elle se déroule et la manière dont les personnages s’y rapportent et s’y déplacent, est un aspect important de la structure comme du propos du film.

K.A. : Mon autre grande intention, au-delà du désir de créer un mélodrame masculin, était de faire un film qui se passe dans des endroits dont je me sens très proche. La question du lieu d’où l’on vient est très importante pour moi. La « praia do futuro« , c’est chez moi, à Fortaleza, où j’ai grandi, et le film parle d’un voyage entre ma ville natale et Berlin, où je vis maintenant.

Ce sont vraiment deux villes aux antipodes l’une de l’autre. Fortaleza, au nord-est du Brésil, juste sous l’Équateur, c’est une ville où il fait chaud toute l’année, une ville un peu en marge du monde, mais c’est aussi une agglomération d’Amérique latine qui a beaucoup d’avenir. Berlin, c’est une capitale qui a été brisée par le passé, mais qui a toujours la volonté de se reconstruire, d’aller de l’avant. Ce que je trouve très beau à Berlin, c’est que cette ville a connu deux systèmes complètement différents : le capitalisme et le communisme. Comment une ville comme celle-là peut-elle imaginer son avenir de manière originale.

La question du voyage est ici centrale. Comment peut-on quitter l’espace où l’on est né ? Exister dans un milieu complètement différent de celui dont on vient ? Dans le film, il y a toujours un jeu sur la température : comment le corps du Brésilien qui est parti, qui a quitté son pays pour aller vivre dans un endroit gris et froid comme l’Allemagne, peut-il y trouver une forme de joie ?

 karim plage

Le jeu entre les deux lieux du film permet d’aborder non seulement le sentiment de dépaysement, mais aussi, dans les relations humaines, l’éloignement et le manque (qui est une forme de présence-absence), ainsi que le rapprochement et l’intimité.

K.A. : Praia est un film qui parle d’abandon, du manque et de la mort, mais comme de quelque chose qui peut aussi conduire à quelque chose de vivant, donner une impulsion. Ici, l’accent est mis sur le nouveau souffle vital que la disparition entraîne. Le point de départ du film est un accident soudain, la mort de quelqu’un, en un instant, mais c’est à partir de ça que le film s’élance. L’autre manque important ici, l’abandon, concerne les deux frères, mais encore une fois, l’idée est de voir comment on le surmonte.

Les trois personnages masculins réunis ici vont créer une sorte de famille. Ce n’est pas une famille où les rôles sont fixes : Donato, le grand frère, est aussi un peu un père pour Ayrton, et son copain, Konrad, qui est fou de moto et de vitesse, joue parfois un peu un rôle de mère. Rien de cela ne se fait de manière claire. C’est une famille d’aujourd’hui, avec une distribution des rôles très fluide, et elle est fondée non pas sur des liens de sang, mais sur des rapports d’affection – la nécessité de repenser certaines notions traditionnelles de notre société est une question que j’ai déjà explorée dans mes autres films.

 

La calme intensité de toutes ces dynamiques se retrouve dans la photographie, qui est magnifique et très forte. En tant qu’artiste plasticien, on imagine que vous accordez un soin particulier à vos images, mais ce qui frappe ici, c’est leur subjectivité totale et très délicate à la fois. Il y a beaucoup de tendresse dans la manière dont les plans sont composés.

C’est la première fois que je collabore avec le chef-opérateur Ali Olcay Gözkaya, et ça a vraiment été une très belle rencontre, parce que le grand défi du film, c’était vraiment d’arriver à regarder ces personnages déracinés et dépaysés dans les paysages, pour montrer leur relation avec le contexte, avec l’espace. La difficulté, c’était de comprendre comment les plans pouvaient embrasser l’espace et exprimer en même temps les sensations du ou des personnages à l’image. Ici, les images sont cadrées, mais il y a toujours dans les plans quelque chose d’un peu décalé, de déséquilibré, notamment pour montrer que l’espace est aussi assez étouffant. C’était un vrai défi que de montrer des espaces qui sont au départ très ouverts (Fortaleza et Berlin sont des villes où l’horizon est très dégagé) et en même temps de communiquer le sentiment que cette espèce d’horizon a quelque chose d’étouffant. L’idée, c’était de maintenir un équilibre constant entre les paysages et les personnages. Le film est construit sur cet équilibre entre la volonté de montrer un personnage déplacé et son sentiment de saudade, de ne pas être à sa place, mais en même temps, de le suivre de manière très intime. Je crois que cet effort a abouti complètement au moment du montage.

Nous avons tourné en 35mm, parce que je pensais que le 35mm était vraiment parfait pour le genre de plans très larges qu’on voulait faire sur les paysages, mais aussi parce que c’est un format puissant pour raconter les voyages. J’avais en tête les diapositives qui servaient pour documenter les voyages il y a 20 ou 30 ans, et je crois que ça se retrouve dans la manière dont le film est découpé et dans les couleurs, qui sont très importantes (même l’hiver, il y a toujours un peu de couleur, de vie qui bouillonne quelque part dans le cadre).

 

Comment avez-vous dirigé les acteurs, Wagner Moura (Troupe d’élite) et Clemens Schick, notamment en dehors des dialogues, car Praia n’est pas un film volubile ?

On a passé beaucoup de temps ensemble, les comédiens et moi, pour que se crée entre eux une sensation d’intimité. Quand on a commencé à tourner, ils avaient déjà une proximité physique donc je les ai guidés, certes, mais de manière très souple, parce que les sensations étaient là, or dans toutes les situations du film, l’idée est de ressentir les sensations avec les comédiens.

C’est un film très masculin, qui parle très peu, de sorte que la question physique était primordiale, presque comme si je faisais un spectacle de danse. Je voulais montrer comment les personnages communiquent avec le corps, avec le regard, physiquement… C’est ça qui est beau dans le cinéma : quand il montre un échange comme ça, il n’y a pas tellement besoin de parler.

 

Sur quoi travaillez-vous en moment ?

Je suis en ce moment à Paris pour le montage d’un documentaire sur Diego Vélasquez qui passera sur Arte au printemps prochain. Il part d’une oeuvre détruite, ensuite retrouvée. C’est une très belle expérience, et une autre planète.

Pour le cinéma, j’ai un projet qui me tient à coeur depuis très longtemps. Mon père est algérien, mais je ne suis jamais allé en Algérie. Ce voyage de découverte que j’ai toujours voulu faire, du Brésil à l’Algérie, de mon pays à ce pays qui est un peu le mien mais que je ne connais pas du tout, j’envisage d’en faire un documentaire, peut-être une fiction. Ce serait un projet très intime.

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A propos de Bénédicte Prot

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