Elio Petri – "La propriété c’est plus le vol" (1973)

On a redécouvert Elio Petri récemment, grâce aux superbes restaurations de ses films, de son premier coup de maître « Les Jours Comptés » jusqu’à « La Classe Ouvrière va au Paradis« . Aujourd’hui, « La Propriété c’est plus le vol » clôt avec brio la trilogie amorcée avec « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon« . On ne peut que s’interroger au regard de ce film, toujours aussi aiguisé et inventif, sur le manque de considération (même posthume) de l’œuvre du réalisateur par rapport à celles consacrées de ses compatriotes, Antonioni, Pasolini ou Fellini. Petri, outre l’acuité et l’acidité de son propos – ici, il est bien évidemment question du « mal » de la possession, mais justement, sans manichéisme – reste un incroyable inventeur de forme, dont on serait bien en peine de trouver un équivalent. Reste à se laisser porter par la fable, dont la radicalité satirique et l’absurdité ne sont pas sans parenté d’esprit avec l’œuvre de Ferreri, mais avec une forme plus sensuelle et énergique.

Total (Flavio Bucci), l’anti-héros maladif du film, est un petit employé de banque qui, comble de paradoxe, ne supporte ni l’argent ni son contact (il doit se ganter les mains pour manipuler les billets et éviter de violentes démangeaisons). Un jour, écœuré par un prêt que son patron lui refuse, il décide de quitter son emploi pour se livrer au vol méthodique du client le plus riche, un boucher (Ugo Tognazzi) qui spécule dans l’immobilier. Pour commencer, ce sera l’outil de travail du commerçant, un gros couteau de boucherie et, de fil en aiguille, sa voiture puis sa femme, qui seront tantôt subtilisés tantôt rendus sans recherche de contrepartie. Obéissant d’abord à son indignation, Total se met vite à agir par pure perversité : il prend plaisir à transgresser et à persécuter, sans désir d’enrichissement ni jalousie véritable. On le sait dès le départ, Total incarne le rapport schizophrène que tout un chacun entretient avec l’argent, balançant sans cesse du désir au dégoût. Comme il agit en franc tireur, poussé par les contradictions de sa pathologie, il provoque la déroute de tous, les riches, les voleurs et les policiers, qui ne comprennent pas ses motivations. En réalité, Total n’est pas un vrai voleur: c’est un forcené tout à fait désintéressé qui se donne pour programme (fou) de faire disparaître les richesses. Dans un trait d’humour, il se définira lui-même comme un « marxiste-mandrakiste », autant dire une sorte de prestidigitateur. Par le vol, il s’agira inversement de subtiliser la propriété, capitalisée en un seul homme, l’odieux boucher. La propriété ne sera donc plus. En cherchant cet exutoire, Total devient un fauteur de désordre social, une menace pour la sacro-sainte propriété, un empêcheur de tourner en rond économique…
D’une certaine manière, Petri occupe la même place que Total vis-à-vis de ses contemporains : c’est un incontrôlable trublion qui ne répond à aucun système. Il faut à la fois entendre, à aucun système de pensée, le film de Petri ne cherchant pas à illustrer une quelconque idéologie (même si, ancien membre du parti communiste italien, Petri attaque violemment les institutions et l’ordre bourgeois), et à aucun système cinématographique, puisque le récit avance de façon imprévisible en culbutant les registres et les styles. Comme Total, Petri n’a pas non plus de ligne politique arrêtée, il avance davantage selon une logique de contestation individuelle, intuitive et poétique, au rythme de ses trouvailles plastiques. Le récit n’en est pas moins férocement satirique, envers la corruption, le capitalisme et la vulgarité crasse des parvenus. L’anti-conformisme de Petri, son attachement à dépeindre les individus plus que les doctrines, son goût pour les personnages aliénés, pour le grotesque, n’en font pas un cinéaste « facile » à cerner ou à catégoriser (et c’est de loin, le meilleur compliment que l’on puisse lui adresser). Son œuvre résiste à toute lecture univoque, que celle-ci soit stylistique ou partisane. Comme on le verra dans le film, la référence au marxisme n’est qu’une boutade dans la bouche de Total et son attitude d’opposition, désordonnée et pathologique, demeure foncièrement apolitique.
On se rappellera que dans son film précédent, « La Classe Ouvrière va au Paradis« , Petri mettait tout le monde dos-à-dos – les syndicalistes, les groupes d’étudiants gauchistes, les patrons et les ouvriers – les stigmatisant tous ou aucun, oppresseurs, opprimés et velléitaires, dans un revers d’égalité. Cette indépendance de pensée, plus dissidente que consensuelle, est une constante de son œuvre, infiniment libre. Fatalement, cette nécessité d’aller à rebours de chacun, dans la zone grise des faiblesses et des contradictions humaines, si pertinente soit-elle, aboutit sur un « échec » dans « La Propriété…« . C’est l’échec dans la fiction du personnage Total, qui va précipiter sa chute à force de nuire à tous, et la faillite du réalisateur, dont le film virulent et incompris remportera plus d’opposition que de succès. En ne satisfaisant à aucun discours, moralisme ou espoir, Petri était bien trop incommode, y compris pour le commun des spectateurs en mal d’identification. A la vision du film, la noirceur et le nihilisme sont pourtant tempérées par la vitalité de la mise en scène et la jubilation du jeu, auxquelles il est bien difficile de rester insensible. Par delà son sujet, la révolte ou la leçon que l’on pourrait en attendre, Petri s’amuse surtout à observer les truculences et les infamies de chacun, et à travers elles, un « ordre » social et une condition, aussi absurdes que corrompus.
Dans « La Propriété… », il faut bien dire que Petri tendait le bâton à ses détracteurs, les provocant à tout va par un jeu de métaphores grotesques et dissonantes. Le commerce conjugal du boucher avec sa femme (Daria Nicolodi) est représenté comme une forme de prostitution instituée. L’épouse se résigne à son rôle, celui de n’être littéralement qu’un « bout de viande », soumise aux appétits du mari. Le petit fonctionnaire de police, qui tire puissance et légitimité des méfaits criminels, s’émeut et verse une larme de reconnaissance lors de l’oraison funèbre d’Albertone, le plus grand voleur (une séquence d’anthologie). Enfin, il y a le portrait d’une corruption généralisée, qui se règle à coup d’escalopes de veau, glissées discrètement sur la table ou dans le coude des guichetiers, un sourire de connivence à l’appui. Il est bien difficile de venir à bout de la fièvre comique du film, de ses exagérations et de ses digressions, quasi fantastiques. Les provocations n’y sont jamais une fin en soi, elles s’articulent au thème général, l’amplifiant et le déclinant. Tout du long, il se dit véritablement quelque chose de cette gangrène de l’argent et de la schizophrénie sociale qu’elle entraîne, dans un mélange de réalité, d’allégories et de stylisations expressionnistes. La plus grande satisfaction que l’on a en regardant les films de Petri (du moins ceux qui sont disponibles), est d’y voir une forme toujours nouvelle, qui semble s’inventer au fur et à mesure, mais aussi en vertu des sujets traités. Cette dimension, profondément expérimentale et ludique, est inscrite à même le récit, qui n’est jamais abstrait ou théorique malgré les questions de fond qui sont abordées. En dernier lieu, Petri reste bien évidemment un formidable directeur d’acteurs, des habitués (Salvo Randone) aux confirmés (Ugo Tognazzi, Julien Guiomar) en passant par les jeunes talents très remarquables (les excellents Flavio Bucci et Daria Nicolodi). Espérons que le distributeur Tamasa puisse aller jusqu’au bout de son projet, et qu’il nous offre rapidement, grâce au travail conjoint des institutions italiennes (la Cinémathèque de Boulogne, l’Imagine Retrovata ou le Musée du Cinéma de Turin), le reste de l’œuvre de Petri à redécouvrir.

 

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A propos de William LURSON

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