« David Lynch : The Art Life » (2017) – Artiste dans la chair…

Un documentaire de John Nguyen, Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holm.


Pablo Picasso :  « Dans chaque enfant il y a un artiste.
Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant ».

 

Précisons d’emblée, même si ce n’est absolument pas une critique, que ce film – que nous recommandons – ne parle pratiquement pas de cinéma et ne montre quasiment rien des œuvres filmiques de Lynch. À l’image, sont proposées des œuvres graphiques et plastiques, picturales et photographiques, réalisées par le natif de Missoula, et présentés des plans de celui-ci travaillant dans son atelier des hauteurs de Hollywood, parfois en compagnie de sa toute jeune enfant Lula – qu’il a eue avec sa quatrième femme, Emily Stofle. En voix off, Lynch évoque son passé, depuis sa naissance (1946) jusqu’à la réalisation de Eraserhead (1977). Certaines des réalisations montrées font écho à ce qui est exprimé oralement.

Il est question de ce qui aurait mené ou a mené Lynch au septième art, de ce qui aurait éveillé ou a éveillé la créativité de l’Artiste polyvalent, permis à celle-ci de s’épanouir.

On sait que Jon Nguyen a réalisé deux documentaires sur Lynch avant The Art Life, au moment où celui-ci tournait INLAND EMPIRE. Mais les informations ne sont pas toujours claires sur les dates et les titres. Le dossier de presse évoque un film de 2005 intitulé Behind the scenes et une « collaboration » au film Lynch, sans indication de date. Roland Kermarec du célèbre site Lynchland – page Facebook (1) – nous a précisé les choses et nous l’en remercions. Le premier film , sorti en 2007, a été intitulé Lynch One. Le second a constitué le bonus d’une édition DVD de INLAND EMPIRE est couramment appelé Lynch Two. Il était prévu que le nouveau film s’intitule LynchThree. On a affaire à une trilogie, donc.

Jon Nguyen et certains de ses collaborateurs ont réalisé environ vingt-cinq entretiens avec Lynch, sur une période trois ans, durant les week-ends – explications de Nguyen dans le dossier de presse. Il est difficile de savoir comment ces entretiens se sont exactement déroulés, mais on voit parfois ce qui pourrait avoir été le dispositif : l’Artiste parle seul devant un micro. Cela pourrait correspondre à ce que raconte Nguyen à propos du documentaire Lynch Two : « (…) on voulait lui poser beaucoup de questions. Et c’était évident que ça le mettait mal à l’aise ou que ça ne l’intéressait pas de répondre. Au bout d’un moment, il a simplement dit : « Suivez-moi et, à la fin du tournage, vous saurez de quoi parle le film ». Ou à ce qu’il raconte à propos du présent film : « Ce n’est pas une personne facile à interviewer. La plupart du temps, c’est lui qui oriente la conversation ». Et effectivement, c’est ce que l’on ressent. Lynch semble raconter ce qu’il a envie de raconter. Il monologue, ne donne pas l’impression de s’adresser à un interlocuteur, et de rebondir sur ce qui pourrait être des questions qui lui sont posées. Nous y reviendrons.

Lynch parle de sa mère et de son père : de leur caractère, de leur relation mutuelle, de ses rapports avec eux. Du climat familial dans lequel il a vécu. On comprend que l’amour et la confiance attentionnée des parents envers leurs enfants, et notamment envers le jeune David, ont joué un rôle important dans l’évolution positive de celui-ci. Mais Lynch ne cache pas ce qui a pu également être de l’ordre du conflit, et mentionne des événements ou situations de sa jeunesse qu’il considère parfois comme étant des moments d’égarement, de rébellion, d’existence aventureuse. Et heureusement. On peut les considérer comme des étapes importantes dans son parcours, comme représentant certaines des facettes de sa personnalité riche et complexe.
Lynch évoque sa vie quelque peu nomade – les parents déménagent beaucoup, et le jeune homme, quittant le giron familial, vit à Boston, à Philadelphie, avant de se rendre à Los Angeles – ; sa première femme Peggy – née Lentz – avec qui il a un fille, Jennifer ; ses rencontres avec des peintres, des artistes, avec qui il a travaillé, qui l’ont accompagné dans son parcours, ont joué un rôle déterminant durant ses années de formations : Jack Fisk, Bushnell Keeler…

Le tempérament solitaire de Lynch, sa personnalité quelque peu fragmentée, se dessinent à travers son récit, ses mots… On est étrangement renvoyé à son univers, notamment filmique, lorsqu’il mentionne des situations, des événements précis qui l’ont marqué, qui ont agi comme des déclencheurs : la vision d’une femme nue dans une rue, la nuit ; la visite dans une morgue à partir de laquelle il s’est mis à imaginer les histoires qui auraient pu être celles des cadavres qu’il a vus.

Le plus intéressant dans ce documentaire, ce sont ces séquences où Lynch travaille dans son atelier. On le sent absorbé. Et il est beau de le voir confronté à la matière, aux objets qui lui servent à composer, construire ses œuvres. Une association est assez parlante, celle où il raconte comment, enfant il jouait dans la boue, et où l’on voit, dans le présent, les mains plongées dans une pâte qu’il va appliquer sur une toile… L’art lynchien a quelque chose d’un jeu enfantin et d’une plongée dans le bourbier humain.

La parole lynchienne nous laisse, elle, quelque peu dubitatif – même si c’est toujours un plaisir d’entendre le son de sa voix, de l’écouter parler. Pourquoi ? Parce que, comme il en a été question plus haut, nous ressentons parfois de la part de l’auteur de Lost Highway une volonté de maîtrise du récit, de l’histoire personnelle. Certains souvenirs apparaissent comme un peu trop construits, un peu trop bien agencés avec les autres éléments constitutifs de sa vie et de sa création. Rappelons que certains d’entre eux, comme celui qui évoque le moment où une toile donne l’impression au jeune peintre qu’il fut de s’animer et fait naître en lui l’idée et l’envie du/de cinéma, Lynch les raconte – les ressassent – depuis des années. En ce sens, Stéphane Delorme nous semble aller un peu loin, quand il déclare qu’en ce film Lynch « se livre comme rarement » (2).
À titre d’exemples… Concernant l’intérêt pour la forme des armes ou des avions, le cadeau maternel du cahier de dessins, Lynch en parlait déjà à Chris Rodley en vue du livre d’entretiens publié en 1997, ou à la Cinémathèque Française, en 2010 (3). Concernant la femme nue vue dans la rue, Lynch a déclaré en 1986 : « When I was little, my brother and I were outdoors late one night, and we saw a naked woman come walking down the street toward us in a dazed state, crying. I have never forgotten that moment » (4). Et à propos de son passage dans une morgue de Philadelphie et de son gardien de nuit : « We talked and I told him I was an art student. He invited me over ; so I ring the doorbell at midnight – nobody was there but him. He let me walk around the place and look around freely. And I felt it – felt what the place was like. I sat in the cold room for an hour with the bodies. And I thought about it all. I believe consciousness animates a person – and here it was just gone. And I sat and thought about what each one of these people did in life and how the wound up there. In some cases you could tell how they died » (5).

Au début du film, Lynch explique que la création artistique part des idées et que le passé – qu’il va évoquer – colore les idées. Certes. Tout remonte à l’enfance, nous en sommes convaincus. Mais nous pouvons nous interroger aussi sur la nature de ces souvenirs un peu trop solides que Lynch propose. Des souvenirs-écran ? Qui sait. Toujours est-il que le présent colore également le passé et que celui-ci est est toujours, aussi, construit ou reconstruit par le Sujet.

Notes :

1) https://www.facebook.com/Lynchland/
2) « Jeunesse », in Cahiers du Cinéma, n°730, février 2017, p.35.
3) Lynch On Lynch, Edited by Chris Rodley, Faber and Faber, London, 1997, p.8. / Dialogue avec David Lynch – Animé par Serge Toubiana – 13 octobre 2010 : http://www.cinematheque.fr/video/112.html
4) Cité par Roger Ebert dans sa critique de Blue Velvet pour le Chicago Sun-Times. Cf. http://www.rogerebert.com/interviews/my-problem-with-blue-velvet
5) Cité in Robert Cozzolino, David Lynch : The Unified Field, Pennsylvania Academy of Fine Arts / University Of California Press, 2004, pp.21/22.

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