en salles depuis le 4 septembre
 

Il faut se précipiter voir « Gare du Nord », le dernier film de Claire Simon, parce que c’est une expérience de fiction assez unique, d’une belle originalité d’écriture, mais également parce que le film s’inscrit dans un projet plus global, avec un webdocumentaire consultable en ligne et un film documentaire, « Géographie Humaine », pas encore diffusé à ce jour.

Sortir le volet fiction avant le film documentaire aura suscité pas mal d’incompréhension chez les critiques (y compris les plus influents) qui ont souvent reproché à la cinéaste de ne pas choisir entre le documentaire et la fiction, la taxant paradoxalement d’un excès de mise en scène, et inversement, d’une trop grande morosité liée, à la description sans fard, d’une grise routine et d’un environnement lourd de misère sociale. Ailleurs, c’est surtout la candeur supposée de Claire Simon que l’on a souligné, entre sociologie béate et presque idyllique de cette gare souk, et évocation superficielle des luttes sociales. Le film attise donc les paradoxes : déprimant et misérabiliste pour les uns, fabriqué et didactique, un peu trop romancé ou charmant pour les autres. Plus grave, on lui reproche un projet d’hybridation qui n’est pas le sien, la cinéaste ayant résolument pris le parti de la fiction, campant son film dans l’imaginaire fantastique lié à la gare, un imaginaire collectif, distillé au gré des immersions réalisées sur le lieu, et librement reconstruit dans un scénario qui allie une sorte de conte sentimental à un chassé croisé de destinées romanesques.
 

Mais revenons à la fiction : Mathilde (Nicole Garcia) est une professeur d’histoire-géographie qui se rend quotidiennement à Paris pour y suivre des soins médicaux. L’âge et la maladie ont entamé son amour propre. Dès les premières images, les teintes jaunissantes des quais de RER nous saisissent tandis que le visage fermé de Mathilde, se reflète sur la vitre sombre de la rame. Arrivée à quai, un jeune étudiant, Ismaël (Reda Kateb), l’interpelle avec douceur pour la soumettre à un sondage sur les transports en commun. D’une question à l’autre, une empathie commence à naître, les numéros s’échangent et un rituel s’installe à chacun des passages : Mathilde intriguée, va assister Ismaël, dans le travail de thèse qu’il réalise à même la gare en enregistrant les témoignages des commerçants, vigiles et autres habitués du lieu. C’est le village global et cosmopolite de la gare qu’Ismaël tente de reconstruire, saisissant les usages licites et illicites des lieux, son « écologie » sociale, ses petites espérances ou grandes désespérances… S’ajoutent à cela d’autres nœuds romanesques en forme de personnages guides, Joan, une ex étudiante en tailleur rouge écarlate (Monia Chokri) guettant le client anglais pour conclure des contrats immobiliers et Sacha, un comique déprimé (François Damiens) qui erre dans la gare à la recherche de sa fille, une adolescente fugueuse portée disparue….

Sur le papier ou même l’affiche, tout cela sonne faux ou improbable, et semble donner raison à tous les détracteurs. Nicole Garcia a une telle aura de star qu’on peine à l’identifier au quidam, Reda Ketab arbore une pudeur et une douceur à mille lieux de ses emplois habituels, leur romance semble cousue de fil blanc, etc. Pire encore que cette artificialité-là, on craint le plaidoyer un peu lénifiant sur le cosmopolitisme associé à l’empathie du migrant, une sorte de sociologie consensuelle doublée de l’argument universitaire invraisemblable du film. On avait donc lieu de s’inquiéter : gros rouages, misérabilisme ou registre compassionnel à peu de frais, politiquement et « gauchement » correct… Pourtant le film, passé les premières scènes avec la mécanique un peu poussive d’un dispositif qui s’installe, désamorce ces réticences par le charme et l’élégance de sa mise en scène. Il trouve rapidement son ton en basculant résolument dans une sorte de fantastique social où la sociologie n’est plus qu’à la marge d’un formidable moteur à imaginaire et à fiction. En réalité, l’argument documentaire se retourne à la manière d’une fausse piste avec laquelle on joue pour mieux en extirper tout le potentiel poétique et romanesque : il sera question de travailleurs précaires ou de migrants qui rétrécissent en se jetant sur le toit de l’Eurostar sous le feu des lignes à haute-tension, mais tout autant des fantômes qui peuplent le lieu et d’un envers imaginaire fantasmatique. Que Claire Simon se soit emparée de véritables entretiens et les ait fait rejouer par ses acteurs, ne fait que souligner cette oralité, parfois pathétique mais souvent truculente, qui s’invente et se réinvente, en tissant ses contes et ses légendes. La Gare du Nord devient donc une place, la place d’un trafic de paroles, qui se joue et se déjoue, avec son arrière-fond réaliste.
 

Reprocher à Claire Simon de ne pas choisir entre le documentaire et la fiction (ou d’en faire un alliage ingrat) relève donc du contresens, le film étant absolument une œuvre de fiction, résolument écrite, chorégraphiée et romancée, même si elle continue à dialoguer (littéralement) avec les personnes et les témoignages qui en sont l’origine. En cela, plutôt que de l’aborder comme un documentaire, ce qui revient à se méprendre fondamentalement sur ses intentions, il faut envisager le film au regard de grandes autres fictions cinématographiques qui en resituent davantage l’élan, à défaut d’en être un quelconque modèle. « Gare du Nord » dans l’artificialité de son écheveau chorégraphié pourra (ou non) rappeler « La Ronde » de Max Ophuls, y compris dans son esprit de jeu et son goût des histoires multiples, que les personnages, en témoins ou en collecteurs de paroles, engrangent avec un plaisir non dissimulé. Ici, il sera question d’un boutiquier perse qui enfermerait les jeunes filles perdues de la gare dans sa réserve…  Le fantastique étant un genre peu coutumier dans le cinéma français et rarement heureux quand il est abordé, on pourra également penser aux audaces d’un Brisseau, l’amertume et la violence émotionnelle en moins. « Gare du Nord » pourrait être confronté également au chef d’œuvre de Youssef Chahine « Gare Centrale », seul film avec lequel un dialogue plus direct serait possible mais que l’on omettra pourtant, tant les approches cinématographiques, baroque et expressionniste chez l’égyptien, plus douce et mélancolique ici, sont éloignées, passé la transcendance fictionnelle et le mélange des genres.
 

Il faut donc lever le malentendu, le « discours » social ou syndical du film, loin de constituer le premier plan, procède par annotations allusives et se soumet entièrement aux ressorts romanesques de la fiction. Gare du Nord est, en effet, et avant tout, une histoire impossible d’amour, une sorte de conte de fée sentimental, qui voit une femme mûre, Mathilde, retrouver tout le potentiel et le goût de séduction qu’elle croyait définitivement évanouis. Plus qu’une œuvre didactique ou qu’un quelconque documentaire sur le lieu, Gare du Nord, est un portrait qui tient autant du collectif que du subjectif, et plus de l’optimisme, du jeu et du rêve, que de la morosité, dernier cliché que certains se sont complus (sans fondement) à reprocher au film. Dernier argument de taille, qui pose l’atmosphère un peu somnambulique du film, la très belle BO atmosphérique, à l’impressionnisme souvent bluesy, composée par le guitariste américain Marc Ribot. L’échec ou la réussite du projet documentaire de Claire Simon, il ne faudra donc pas les chercher dans le film de fiction, ludique voyage dans l’imaginaire d’un lieu reconstitué et comme condensé en une sorte de grande place théâtrale vivante, mais les mesurer à l’aune du véritable film documentaire de la cinéaste, « Géographie Humaine », que l’on espère voir très prochainement.

 
 
 
fiche et notes d’intention de « Géographie Humaine » (le documentaire) sur lesfilmsdici.fr

le webdocumentaire de Claire Simon à consulter sur garedunord.net

 

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A propos de William LURSON

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