Film poème sur la désagrégation universelle, Les Harmonies Werckmeister est une œuvre majeure qui, si elle est d’un pessimisme achevé, redonne foi en l’avenir du cinéma. Complexe et géniale, elle obsède le spectateur le plus exigeant longtemps après la projection et le pousse à s’y replonger à plusieurs reprises.

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Muette et somnambule, une foule armée de gourdins marche dans la nuit vers un hôpital, en saccage les locaux et les patients, avant que ne l’arrête net la pâle nudité d’un vieillard dressé devant elle. Elle repart comme elle est venue. Voilà l’une des nombreuses scènes ineffaçables des Harmonies Werckmeister qui hypnotise le spectateur, comme une porte qui ferait basculer le monde dans son miroir obscur et onirique, l’entraînant aux confins du rêve, de la parabole politique et du conte.

Par l’enfilade rectiligne de ses ténébreuses rues désertes et la peur qui hante le visage de ses personnages, on croirait les gravures de L’Autre côté d’Alfred Kübin. Béla Tarr partage avec l’auteur et illustrateur autrichien le goût du clair-obscur et d’un imaginaire qui se fait allégorie de notre civilisation. Rien d’étonnant à ce que son titre soit si musical tant le film agit sur nous comme une mélodie envoûtante : au-delà de toute analyse – l’œuvre est en effet d’une richesse infinie – le premier choc est poétique. Dans une ville pétrifiée par l’hiver, écrasée par l’omniprésence d’un pouvoir silencieux un jeune homme poète devient le témoin de la chute du monde. L’arrivée du spectacle forain d’un « prince » qui n’apparaît jamais, accompagné d’une baleine gigantesque, va déchaîner une folie destructrice. Si l’ombre des dictatures d’Europe de l’est plane sur cette vision de claustration et de soulèvement populaire, l’intemporalité du film lui donne une perspective eschatologique.

Cette solitude de dernier survivant dans des lieux envahis par le vétuste et le sale ramène irrésistiblement au Stalker de Tarkovski ; le pur, le visionnaire assiste à une fin des temps éternellement répétée. Dans ce vertige de l’anéantissement universel, les exactions d’une masse d’automates de chair et d’os terrifient d’autant plus qu’elles ne s’accompagnent d’aucun cri. Avec une économie de dialogues, découpé en une quarantaine de plans séquences virtuoses d’une extrême mobilité, Les Harmonies Werckmeister regorge de moments stupéfiants tel ce face à face du héros et de l’œil de la baleine, regard divin et regard mort qui vous étreint d’une émotion irrationnelle.

Au-delà de l’acception musicale du terme, cette quête de l’accord parfait illustre le parcours de l’individu – du créateur, du cinéaste – dans sa « mélancolie de la résistance » (titre du roman dont s’inspire le film) : la recherche de l’harmonie dans le chaos, comme un ultime rempart contre l’obscurantisme et la disparition de la pensée.

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